Des dialogues de cinéma

La parole n’opère pas seule au cinéma, et c’est souvent parce que l’on oublie cette évidence qu’on la charge de dire le tout, qu’on la surcharge, et que « l’on ne sait pas écrire » des dialogues de cinéma.

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Au cinéma, quand peut-on qualifier un dialogue de “mauvais” ou de “pauvre” ?

    Des mauvais dialogues, il y en a dans tous les mauvais films. Un dialogue peut être mauvais pour tout un tas de raisons, et parfois, elles s’empilent. Difficile alors de « corriger » un dialogue si le problème ne réside pas dans la seule formulation.
Faire une typologie des maladresses est délicat parce qu’on énonce alors des interdits. Il vaut mieux comprendre les difficultés qu’obéir à des diktats. Je me souviens de ce « spécialiste » qui affirmait qu’on ne devait pas écrire une réplique de plus de trois lignes, alors qu’une réplique de Travis dans Paris, Texas1 dure trois minutes trente, avec une palme d’or à la clé. Mais elle n’est pas écrite n’importe comment.
Un dialogue pauvre serait plutôt une scène dialoguée sans intérêt audiovisuel, qui ferait fonctionner le sens des paroles tout seul, sans se servir des autres opérateurs audiovisuels avec lesquels il pourrait être articulé par le montage. Écrire un scénario, ce n’est pas « raconter » une histoire, c’est décrire un film à venir, c’est-à-dire faire du montage. Il faut « penser cinéma ».

Vous êtes également scénariste. Comment procédez-vous pour l’écriture de vos propres dialogues ?

    La question est bien posée. Je dis comment je procède et non comme il faut procéder. Mes façons de faire ont évolué avec le temps et chacun doit trouver sa méthode.
C’est un processus qui commence dès le synopsis développé, ou le séquencier. Les actions cardinales, qui orientent le récit, y sont précisées et notamment les paroles. Parler, c’est agir sur les autres et sur soi, et on ne parle pas toujours pour les mêmes raisons, même si cela se traduit par un « dire ». Par exemple, il y a une différence entre promettre et interdire, entre insulter et geindre, bien que la parole soit engagée dans tous ces cas.
Les « actes de paroles » sont très nombreux. C’est pour cela qu’avec d’autres complices, nous avons élaboré une liste de variations du verbe « dire ». Il y en a plus de 600 ! Dans la mesure où ces dialogues sont cardinaux , je peux vérifier ainsi leur place et la nature de ces actions de langage dans le scénario. L’intention est précisée par le choix du verbe et déjà apparaissent des mots clés. L’important, c’est que ces actions dialoguées puissent s’inclure à la fois dans des potentialités audiovisuelles et dans la chaîne narrative. (télécharger le tableau des actions dialoguées)
Ensuite, vient la rédaction de la continuité dialoguée. Et là, il me semble important d’entendre les personnages, d’être « possédés » par eux, d’être en sympathie avec eux, même si ce sont de fieffés salopards. Ça vient parfois d’un seul jet, je transcris ce que j’entends mentalement plutôt que je ne l’écris. Je récupère ainsi l’oralité et l’affectivité, qui me paraissent fondamentales. Mais c’est loin d’être fini ; les retouches fines sont nombreuses en fonction des personnages et de la façon dont on les sent de mieux en mieux ; au cours des différentes versions, on lime, on rabote, on ajuste…
Ce qui me guide, une fois la situation et les actions posées, c’est le ton. Il traduit l’émotion et participe du choix des mots. Je précise très souvent le ton avec une petite didascalie sous le nom du personnage qui parle. La réplique peut être « ironique », « sèche », « enthousiaste »… Cela peaufine l’action de langage, l’oriente et donne une précieuse indication à l’acteur sur la vie intérieure des personnages. Sans oublier que la parole est communicative et réflexive. Faire parler les personnages comme s’ils se parlaient à eux-mêmes… C’est un conseil de Bresson.
Ecrire de l’oral n’est pas facile. Outre « entendre » ses personnages par l’imagination, cet état de possession que nombreux auteurs évoquent, il y a aussi la connaissance des modalités du langage oral. Des linguistes s’y sont penchés et la lecture de leurs ouvrages donne de nombreux outils pour jouer avec la langue orale. L’étude de l’oral révèle des merveilles de raccourcis, de formes subtiles de faire comprendre ce que l’on veut, de nuancer son propos, de faire passer ou dissimuler ses émotions. Il y a aussi la mémoire sonore qui entre en jeu. Cela ne veut pas dire que tout dialogue de cinéma doit être écrit dans un style parlé familier, quotidien, vulgaire ou soi-disant sans style, « comme dans la vie ». Pourquoi les dialogues ne participeraient-ils pas à des choix artistiques au même titre que les autres opérateurs filmiques? L’alexandrin est une merveille d’oralité.
L’écriture de la continuité dialoguée est donc aussi le moment de sculpter la langue, très agréable, en préfigurant le montage du film avec les fragments de toutes natures, dont les voix des personnages avec lesquelles ils entrent en articulation.
Au cours des différentes versions, V1, V2, V3… une scène dialoguée « pauvrement » sera transformée en une séquence audiovisuelle, faisant intervenir l’image, les autres sons par le montage… que l’on trouvera un langage cinématographique, une situation qui expose la même chose qu’un dialogue mais d’une façon plus riche, qui la montrera… qu’on opèrera une ellipse qui parfois clarifiera tout.
Je préfère écrire les dialogues en suivant les réactions des personnages, au souffle près. C’est une option, d’autres procèdent autrement. C’est de l’écriture dans le détail, dans l’infime détail, puisqu’on dit que le diable s’y cache parfois. Ce sont aussi les personnages qui guident ces échanges, en fonction de ce qui leur est assigné. Mais tout cela implique une certaine errance, féconde en inventions. Il ne faut pas perdre cela. L’écriture, c’est l’aventure, qui conduit parfois à tout changer. C’est le moment de se presser soi-même comme un citron.
Je conçois le travail comme une série d’essais, de choix. On ne rectifie que ce qui existe, les phases du tâtonnement sont primordiales. Si j’ai la chance de savoir qui interprétera ces dialogues, c’est toujours mieux, bien sûr. A défaut, je m’appuie souvent par mimétisme sur une personne que je connais et qui me semble proche du personnage. Ça m’est très utile pour jouer avec la jubilation du personnage dans son « expression ». J’aime entendre les accents.
C’est une partie de plaisir, ça doit l’être, sinon ce n’est pas la peine. Quand on s’entend bien, c’est très agréable et fécond d’écrire à plusieurs. Les esprits se fécondent.

Le dialoguiste parie à la fois sur le jeu des acteurs, le montage, la musique… Avez-vous eu des surprises, bonnes ou mauvaises, une fois vos dialogues à l’écran ?

    Lors du premier visionnage, le scénariste est certainement le plus mal placé pour apprécier un film qu’il a écrit ou contribué à écrire. Lors de l’écriture, il y a tout un travail imaginaire au cours duquel des images sonores mentales apparaissent. Lorsqu’on voit le film pour la première fois, il y a la percussion de cet imaginaire avec le film que l’on découvre, et c’est souvent déroutant. Plusieurs mois après, on revoit le film et parfois ça va mieux.
Il m’est arrivé d’apprécier tout particulièrement des acteurs qui apportent une intensité, une singularité par leur interprétation. Par contre, le contraire est fréquent, notamment quand le réalisateur confie aux acteurs le soin d’improviser n’importe quoi. Ou bien quand les acteurs sont mal choisis pour le rôle, quand ils surjouent… Et il m’est aussi arrivé de constater que si c’était mauvais, c’était de ma faute.
Personnellement, je ne « parie » pas en espérant que le montage ou la musique pallieront une pauvreté. Le montage se décidé déjà en grande partie au scénario. Certes, avec le matériau filmique concret, on peut s’en écarter, faire tout autre chose que ce qui était prévu, mais au moins, on sait de quoi on s’écarte en connaissance de causes.
Quant à la musique, j’y suis assez réfractaire et je n’attends pas d’elle qu’elle fasse « passer » un mauvais dialogue. Dans ces cas-là, c’est un aveu d’échec. On confie à un autre art le rôle de palier ses déficiences cinématographiques. Je pense même que lorsqu’on peut mettre de la musique sur un dialogue, on n’est pas dans la complexité des êtres et de la réception. La musique tranche, uniformise.
Il y a aussi de mauvais réalisateurs, qui ne savent pas lire un scénario. Quand un dialogue intime est conçu pour une proxémie rapprochée, il est parfois périlleux de le faire dire à trois mètres. Ce n’est pas une règle absolue, il est bon de tenter l’inverse de ce qui est convenu, mais il faut savoir ce que l’on fait. Le style autorise toutes les licences, disait Victor Hugo, mais certains sont passés maîtres dans l’art de faire passer leurs maladresses pour des effets de style… « C’est voulu… » Ce qui fait qu’ils changent de style à chaque maladresse.

Dans votre livre Des dialogues de cinéma, vous appuyez beaucoup sur l’importance du son, et pas seulement des dialogues. Les deux sont liés. Pourriez-vous développer sur ce sujet ?

    Comme vous le sous-entendez dans votre question, la parole au cinéma, c’est du son, des fragments sonores, de la matière sonore. Elle est donc active dans un montage, notamment dans un montage « vertical », c’est-à-dire dans un empilement de fragments visuels et sonores. (Le montage « horizontal » étant la succession des fragments). Cela relève de l’esthétique cinématographique et donne du sens.
Une question qui se pose constamment lors de l’écriture est la suivante : Est-il préférable de montrer à l’image le personnage qui parle ou celui qui écoute ? Dans de nombreux films, celui qui parle est montré systématiquement, en oubliant celui qui écoute. On m’a eu dit qu’à la télévision, c’était préférable parce que la télé s’adresse prioritairement aux personnes âgées à l’audition déficiente et qui se fient à la synchro labiale. Depuis l’invention des appareillages, les règlements en la matière ont peut-être évolué, mais toujours est-il que cette pratique est toujours en vigueur. Pourtant, la parole a un impact sur celui qui l’écoute. Elle peut provoquer des réactions physiques, des émotions lisibles sur le visage, sur le corps. C’est pour cela que dans la rédaction d’échanges dialogués, il me semble important de suggérer le montage son/image dans les didascalies. Qui est à l’image et qui est au son ? Sont ils tous les deux face à face dans le plan?…
Pour penser le son au scénario, il faut avoir toujours le son du film dans la tête. C’est aussi une question de rythme. Un dialogue sera mieux imaginé, mentalement entendu par l’auteur, si celui-ci a déterminé dans quel paysage sonore il trouvera sa place rythmiquement. Pour écrire une séquence, il faut l’audio-visualiser. Le hors-champ peut aussi avoir une résonance dramatique, thématique… Le contrepoint (qui fait entendre un son qui ne bruite pas l’image), l’effet de masque, sont des figures souvent très fécondes.
Il faut aussi savoir jouer avec cette matière sonore et connaître sa plasticité. J’ai commencé par la radio et comme preneur de sons. Je continue à enregistrer des sons parce que ça me plaît. Cela m’aide certainement à utiliser le son lors de l’écriture. Peu de scénaristes emploient le son même si la plupart le prétendent. Ils en possèdent rarement le vocabulaire, les outils théoriques du son. Les deux exemples qui suivent concernent le détimbrage et la réverbération.
Dans Paris, Texas de Wenders, lors des séquences du peep-show, Jane et Travis sont séparés physiquement par un miroir sans tain, comme ils sont séparés dans la vie. Jane ne peut voir Travis, elle ne peut que l’entendre. Nous avons donc à l’image Jane qui écoute, dans l’émotion, et au son la réplique de Travis, et cette dissociation son/image construit audiovisuellement leur séparation. De plus, la parole de Travis est déformée acoustiquement par le dispositif téléphonique qu’il utilise. Cette salissure acoustique, ce détimbrage, construit tout autant la séparation des corps que l’impossibilité pour Jane de voir Travis. La parole comme matière sonore est travaillée et participe du thème et de la poésie du film.

le troisième homme
« Le troisième homme » réalisé par Carol Reed
« L’argent » réalisé par Robert Bresson

    Il en est de même pour la réverbération dans les égouts dans Le troisième homme2. Le fugitif n’arrive plus à localiser ses poursuivants parce que leurs cris se réverbèrent de tous côtés dans les « bouches » d’égout. On pourrait citer des dizaines d’exemples d’utilisation dramatique du son, les possibilités sont infinies. Les spectateurs et les personnages partagent deux sens, la vue et l’ouïe. Ne pas penser au son les rend sourds. On imagine les conséquences de l’oubli de cette ressource quand les scénaristes le sont aussi. L’important, c’est d’avoir toujours le son à l’esprit, avec la même obsession que l’image.
La machine cinéma offre la possibilité de dissocier le son et l’image. Le son vient souvent avant l’image et pose question. Dans L’argent3, de Bresson, on entend dans les couloirs de la prison un raclement dont on n’identifie pas immédiatement l’origine et qui provoque la curiosité ; l’effet vient avant la cause (tension narrative4). On s’aperçoit ensuite que c’est Yvon qui fait racler une timbale sur le sol de son cachot. La réponse à la question de l’origine du son est donc donnée par la découverte de l’enfermement d’Yvon et ce son répétitif donne une indication sur son état mental.
Toujours dans L’argent, lors de la tentative d’évasion manquée, on n’entend que des bruits de poursuite à travers un raie de lumière sous la porte de la cellule. Quelle économie ! La violence du double meurtre dans l’hôtel est évoquée par la violence du bruit d’un camion qui passe devant l’établissement etc…
On dit souvent qu’une image peut remplacer un dialogue, mais c’est aussi vrai pour le son.

A l’écriture puis à l’écran, quelle place occupe le dialogue dans la caractérisation d’un personnage ?

    La caractérisation d’un personnage vient, entre autres, des actes qu’il commet dans une situation donnée. Et si l’on conçoit la parole comme un acte de langage, on y voit déjà plus clair. D’abord, pourquoi dit-il cela ? Ensuite, comment fait-il pour le dire ? Outre son tempérament, il y a son niveau de langue, l’étendue de son lexique, son respect de la syntaxe, sa jubilation quand il parle, son rapport à la parole, suivant qu’il soit bavard ou au contraire retenu… sa façon de marcher et sa dimension psychologique, sociologique, personnelle, historique… Mais attention, il ne faut pas se contenter de cela, et même parfois le contredire. Une décalque vériste du réel ne donne rien de bon. Les dialogues n’ont pas à être « naturels », ça ne veut rien dire. Il doivent être justes, dans la poésie singulière du film. J’insiste sur ce mot, poésie, car il y a des traités théoriques sur le cinéma qui ne l’emploient pas une seule fois.
Je fais attention aussi de ne pas construire un personnage « monade », sans rapport avec la société de son temps et dont l’intérêt se réduirait à ses caractérisations psychologiques. Robinson n’a pas dominé Vendredi parce qu’il était « psychologiquement » plus fort mais parce que la société anglaise dont il était issu était plus forte en termes de moyens de domination. L’hypostasie d’une identité étanche aux relations sociales relève proprement de la schizophrénie. C’est le grand mérite de Marcel Pagnol d’avoir peint la parole sociale. L’humour de ses dialogues vient souvent de la perversion de protocoles de paroles (une demande en mariage, un récit, la discussion au café au moment de l’apéritif, le tribunal du village, un discours en public que personne n’écoute…) La parole est incluse dans un environnement historiquement déterminé, dans un rapport social, que les auteurs psychologisants oblitèrent souvent. L’important, il me semble, c’est aussi ce que le film dit avec ce qu’il raconte. Les personnages en sont les vecteurs.
Au cinéma, nous avons l’image et le son, et notamment la voix du personnage. Un casting s’opère également par la voix de l’acteur. A-t-il une voix posée ou au contraire chantante, a-il un accent qui traduit une origine sociale et géographique ? Sa, voix est-elle douce, brutale ou pète-sec ? Comment joue-il de sa voix ? Son débit verbal va aussi dire des choses sur sa façon d’être avec les autres, la façon d’insérer des silences, d’hésiter ou d’être péremptoire… A l’image, nous avons aussi le corps actif, qui participe du paraverbal, les gestes, les déplacements et les mimiques qui en « disent » aussi long que la parole. La caractérisation d’un personnage peut aussi être suggérée par le bruits de ses pas sur le sol.
Il arrive aussi que les personnages « aient des choses à se dire », suivant l’expression consacrée. Cela peut être un conflit thématique, politique, éthique, économique… Cela contribue à les révéler, à les construire. On ne « creuse » pas un personnage, il ne préexiste pas à l’action de son créateur, on le remplit.
Au cinéma, nous ne voyons jamais le personnage lui-même – il n’existe pas – mais des images et des sons inclus dans un montage, du « langage cinématographique ». Tout cela contribue à construire un personnage en action, un « mobile audiovisuel » signifiant. C’est un tout. Le découpage et le montage implicite dans un scénario préfigurent le film en construction, et c’est cet ensemble articulé qui doit être pensé. La parole n’opère pas seule au cinéma, et c’est souvent parce que l’on oublie cette évidence qu’on la charge de dire le tout, qu’on la surcharge, et que « l’on ne sait pas écrire » des dialogues de cinéma. La difficulté réside à ne pas utiliser les dialogues comme une facilité.

Vous avez été lecteur de scénarios. Comment jugiez-vous de la qualité des dialogues, qui sont d’abord figés sur le papier et vont subir par la suite, comme vous le dîtes dans votre livre, une transmutation ?

    Quand on lit des répliques écrites, on entend des répliques dites, et on est alors à même de percevoir si elles ont la marque du vivant, de la parole interactive, de la chose sonore proférée par les personnages. Les paroles mortes, figées dans un texte doivent redevenir vivantes comme des fleurs dans l’eau, pour citer Bresson une fois de plus. Il y a plusieurs lignes de lecture, l’oralité, l’affectivité, l’inclusion des silences, les gestes, le rythme, la relation entre les fragments dialogués et les fragments d’autres natures, la saveur des échanges, le sens qu’ils donnent au film, la poésie du film… et puis ce que ça raconte. C’est très complexe. Il faut être prudent quand on est lecteur, des vies en dépendent.
Le problème actuel, c’est que beaucoup de lecteurs s’alignent sur des ouvrages de dramaturgie qui ne prennent pas en compte la singularité cinématographique. Pour moi, la dramaturgie n’est qu’un outil, pas un guide préalable ni une grille de lecture. On oublie trop souvent que notre outil le plus puissant, c’est notre jugeote.
En matière de transmutation, il y aussi les mots des didascalies qui deviennent des images. Et c’est aussi difficile à « juger ». C’est une grande qualité d’un texte que d’être « évocateur » d’images et de sons.

Quelles sont les erreurs les plus communes des jeunes scénaristes qui s’essayent aux dialogues ?

    La difficulté, c’est que pour « raconter une histoire », on se sert généralement du langage. Et ce langage, que nous partageons avec les personnages, a la faculté d’informer et d’expliquer. Grande est alors la tentation de se servir du dialogue pour informer et expliquer. La plus grosse difficulté, ce sont les premières séquences dites « d’exposition », car on doit apporter de l’information. La parole est commode pour apporter de l’information, trop commode, et les jeunes scénaristes en abusent souvent. C’est ce qu’on appelle un dialogue informatif. Le résultat, c’est que les personnages se disent des choses qu’ils savent déjà pour informer les spectateurs alors que rien dans leur situation ne les pousse à se les dire. Ou il arrive qu’un pseudo conflit leur fasse dire « Je te rappelle que nous sommes mariés depuis vingt-cinq ans. » pour faire comprendre qu’ils sont mariés. Ou plus savoureux encore, qui m’a été cité dernièrement « J’espère que tu t’es remis de la mort de ta femme il y a six mois. » Du coup, les acteurs ont du mal à jouer ces dialogues, puisqu’il n’y a rien à jouer.
Il faut donc rompre avec la littérature, à se servir du texte pour raconter une histoire. Un scénario n’est pas un récit verbal, c’est la description du film à venir, qui va éventuellement raconter une histoire. C’est certainement cette confusion qui est la cause de bien des maladresses.
Le dialogue explicatif expose ce que les spectateurs devraient comprendre par le film. Il faut donc jauger le moment opportun pour faire passer une information, pratiquer au contraire la rétention d’information pour donner envie de savoir, pour que le public se pose des questions. Et trouver ensuite des moyens élégants, économiques, cinématographiques, pour faire passer cette information, c’est à dire inclure le fragment dialogué dans un ensemble, dans un montage images/sons signifiant, ou faire en sorte de faire comprendre l’information sans avoir à la dire.
Une faiblesse répandue, c’est de ne pas se poser la question de ce qui est préférable de montrer plutôt que de le faire dire par un personnage. Bien des manuels précisent qu ‘on doit toujours remplacer une réplique par une image, si l’on peut. Ils oublient le son, encore une fois, et il y a des contre-exemples, mais il faut au moins se poser cette question. Il ne faut pas exclure, a priori, un récit que peut commettre un personnage, mais à condition que l’acte de commettre ce récit verbal soit au moins aussi intéressant que ce qu’il raconte, au moment, à l’endroit et devant qui il le commet, dans la situation.
L’oralité d’un dialogue est une question passionnante. Si on audiovisualise la séquence, on a de grandes chances « d’écrire oral ». Mais ensuite, c’est très jouissif d’y revenir en détail, changer un mot, d’introduire une formule plus orale, un silence dubitatif… Au cours de nombreuses réécritures, mes co-scénaristes et moi sommes attentifs au point de capiton, à partir duquel un personnage ne termine pas sa phrase car il estime que son interlocuteur a compris. Ce qui permet aux spectateurs de terminer eux-mêmes la réplique mentalement. Les ellipses s’insèrent dans le discours même des personnages.
On en dit souvent trop, on ne laisse pas aux spectateurs le soin de remplir eux-mêmes les vides aménagés dans le film, on ne laisse pas assez travailler la curiosité. J’insiste sur le concept d’ellipse. L’ellipse est un des maîtres mots de l’art cinématographique. En règle générale, il faut faire travailler les spectateurs, ils ont moins de chances de s’ennuyer. Dans la formulation fine des dialogues, je m’efforce d’ôter dans les moindres recoins tout élément informatif que les spectateurs ont d’autres moyens de connaître au profit d’éléments qui leur donnent envie d’en savoir davantage. Bresson compare l’attention des spectateurs au tirage d’un feu dans une cheminée.
Il y a aussi le dialogue ping pong, personnage1 personnage2 personnage1 personnage2… sans silences, sans sauts de tour de parole, sans actions, sans autres considérations que ce qu’ils se disent, sans situation physique. Dans un texte bâclé, la description du film est sommaire. Aucun découpage implicite, aucune référence à la lumière, aux sons, aux mimiques, aux regards, aux gestes et aux silences qui peuvent dire beaucoup… Certains se contentent d’une structure qui tient debout, d’un squelette structural.
Il y a parfois de petites perles, du genre faire dire à un personnage « On se croirait dans un mauvais film »… Il vaut mieux éviter.
Il faut aussi aimer la langue parlée, la concentrer, guetter les gallicismes, les tournures brèves qui en disent long, les « punch lines »… mais ce langage oral doit être concentré, en dire le plus possible avec le moins de mots. Il faut sculpter la langue. Mais je m’insurge contre le diktat comme quoi « il ne faut pas mettre trop de dialogues ». Trop, ça ne veut rien dire. Chacun a son style. Dans les films de Pagnol, qui parlent beaucoup, il n’y a pas un mot de trop.
Il y a aussi les scénarios parfaitement structurés, avec des dialogues oraux « convenables », qui racontent les démêlés des personnages avec des obstacles sans intérêt et sans que le film dise quoi que ce soit d’autre… Aucun sens si ce n’est une énième réponse à la sempiternelle question « Qui a tué ? ». L’intérêt pauvre du film réside dans la question « Le personnage va-t-il s’en sortir ? » et l’on suit le film par identification. « Lié à des enjeux économiques colossaux, le cinéma répond à la demande (ou la crée) de l’identification la plus prégnante, au besoin de diégèse sans distance. Seuls quelques films entretiennent avec les spectateurs non plus un rapport d’assujettissement mais une relation de proposition artistique et critique. » (Des dialogues de cinéma5, 2004)

Pensez-vous que la collaboration entre scénariste/dialoguiste, réalisateur et monteur, donc aux trois étapes de l’écriture d’un film, est nécessaire ?

    Le montage est l’essence même du cinéma. Quand on scénarise, on doit penser montage ; quand on tourne également. Concevoir un film, c’est occuper virtuellement ces quatre fonctions. Je préfère penser le tout dès l’écriture, même si au fur et à mesure que le processus de réalisation se déroule, le projet d’affine, se précise, voire se transforme. La création est permanente. Un film, ce n’est pas une « histoire » que l’on va raconter avec des images et des sons, mais ce sont des images et des sons articulés qui vont, éventuellement, raconter une histoire. Le scénariste qui ne pense pas montage ne connaît pas son métier. Dès la naissance du projet apparaissent des potentialités audiovisuelles, c’est ce qui nous guide. Je m’efforce de décrire un film que j’aimerais voir et entendre.
Travailler avec un réalisateur, c’est comprendre ce qu’il aime, c’est s’assurer aussi qu’il a bien compris ce qui s’écrit. Il a des réalisateurs qui sont d’excellents scénaristes, des auteurs. D’autres se contentent de faire un peu de « mise en scène », sans trop comprendre le projet, qui font monter le film par un monteur, qui signent « un film de », et empochent le chèque. Aucune estime pour ces gens-là.
Pour ce qui est du monteur, il peut apporter un nouveau regard sur les rushes s’il n’a pas été présent au tournage, et souvent, par métier, trouver des solutions, « rattraper », comme on dit, réécrire le film qui a été mal pensé. Ou bien, et c’est mieux, construire avec les rushes un projet plus abouti qu’il n’avait été pensé au préalable. Le matériau issu du tournage s’impose et il faut continuer à modeler. Mais je continue à penser, à la suite de Cocteau (et de Chapouillié) qu’ « un cinéaste qui ne monte pas lui-même est traduit dans une langue étrangère. »

Pour finir, une scène de dialogue que vous voudriez partager, et commenter en quelques mots ?

    Dans La promesse6 des frères Dardenne, Roger a laissé mourir Amidou, victime d’un accident de travail sur un chantier au noir. Il veut se débarrasser d’Assita, sa femme, qui ignore la mort de son mari, en la vendant comme prostituée. Son fils Igor se révolte et s’enfuit avec Assita. Roger les retrouve mais Igor le neutralise en l’attachant avec une chaîne. Roger le supplie de le détacher en faisant valoir que tout ce qu’il a fait, c’est pour lui. Le jeune Igor a alors cette réplique superbe « Ta gueule ! Ta gueule !… Ta gueule ! » »

Voir la scène :

    Tout d’abord, c’est une réplique « cardinale », qui oriente le récit, car c’est l’expression d’un refus. Igor laisse tomber son père et prend définitivement le parti d’Assita. C’est par ce refus qu’Igor se détache de son père, qu’il craint. Roger propose de donner de l’argent à Assita. Or, l’argent dans ce film est omniprésent, jusqu’au crime. « Ta gueule » est aussi un refus de ce système. C’est une réplique dramatique et thématique. L’acte de langage est clair : c’est un ordre de se taire, bien à sa place. Jusqu’à présent, le père donnait les ordres, le rapport est inversé.
La réplique est à la fois communicative et réflexive, car c’est en la formulant qu’Igor se détache lui-même du père autoritaire, de ses commandements, de l’emprise qu’il a sur lui.
La réplique est en situation ; elle est partie prenante d’un conflit. Elle est incluse dans une chaîne d’actions physiques et langagières. A l’image, cette réplique est dite dans un face à face. Igor se heurte à son père frontalement. Igor ne doit pas s’avancer vers son père qui est attaché, il doit garder la distance. Le dialogue est aussi une affaire de proxémie.
C’est une réplique elliptique de par sa formulation. C’est de l’oral. « Ta gueule ! » signifie « Ne parle pas, n’ouvre pas ta bouche ». Igor ne dit pas à son père « Non Papa, tu n’arriveras pas à me culpabiliser en me disant que tout ce que tu as fait, tu l’as fait pour moi » mais c’est ce qu’elle signifie. Elle est joliment concentrée, d’autant que le père exerçait sur son fils une pression constante par le langage (ordres, interdictions, appels incessants, sifflets…)
Igor tutoie son père, ce qui relève d’un milieu social (dans d’autres milieux, on vouvoie ses parents). Cette réplique est argotique, insultante, irrévérencieuse, elle s’insère dans la poésie du film qui est âpre, dans lequel les personnages ne se font pas de ronds de jambes avec les mots. C’est une ex-pression courante du langage parlé, imagée, brève, affective, directe. « Ta gueule » est répété trois fois. Cette itération marque l’insistance, la détermination, l’émotion. C’est un cri libératoire.
Ce cri dépasse par son intensité sonore la seule nécessité d’être entendu. Cette réplique a donc des attributs acoustiques qui traduisent la colère, la révolte. C’est une exclamation.
Toutes ces lignes différentes président à la construction du dialogue. Il faut parfois travailler beaucoup pour que la complexité prenne l’apparence de la simplicité. C’est pour cela que c’est difficile, et passionnant.

Jean Samouillan


1 Paris, Texas, réalisé par Wim Wenders (1984)
2 Le troisième homme (The third man), réalisé par Carol Reed (1949)
L’argent, réalisé par Robert Bresson (1983)
4 Lire La tension narrative, essai de Raphaël Baroni (2007)
5 Des dialogues de cinéma, essai de Jean Samouillan (2004)

La promesse, réalisé par Jean-Pierre et Luc Dardenne (1996)

Bibliographie

Notes sur le cinématographe, essai de Robert Bresson (1975)
Entretiens sur le cinématographe de Jean Cocteau (1951)