Peindre ou faire l’amour : Love de Gaspar Noé

Cinq ans après Enter the void, Gaspar Noé revient avec Love, un mélodrame amoureux et sexuel.

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Love1, quatrième long-métrage de Gaspar Noé (en 24 ans de carrière – le moyen-métrage Carne2 étant le point de départ) est sorti le 15 juillet après un an de teasing gentiment provocant et une projection lors du dernier Festival de Cannes en séance de minuit. Un film, un cinéaste et un cinéma atypiques, sur lesquels nous revenons pour l’occasion.


Le sexe dans le cinéma traditionnel

« La liberté dans l’art n’a pas de limites et ne doit pas en avoir. Mais les chemins de la liberté ne sont pas toujours simples, l’Histoire nous le prouve : quand Le Caravage mettait de la lumière sur des prostituées, au XVIe siècle, c’était considéré comme scandaleux. Aujourd’hui, Le Caravage est dans les musées, et il ne fait plus scandale.
La responsabilité dans l’art, elle, est grande. Elle repose sur une éducation, qui permet de donner un regard critique aux spectateurs, et d’ouvrir le débat. Cette éducation, qui était le grand enjeu d’André Malraux, s’est un peu perdue.
Il ne faut pas perdre de vue que la France est un pays très ouvert, en matière de liberté artistique. Ce n’est pas le cas d’autres pays. Et cela, on ne se le rappelle pas assez. Quoi qu’il en soit, on peut enterrer un pays, mais on ne peut pas arrêter la parole des gens. » Vincent Macaigne, janvier 2015, Le Monde.

Love Gaspar Noé affiche

Si le nouveau film de Gaspar Noé a fait parler de lui avant sa sortie, ce n’est pas forcément pour de bonnes raisons. Raisons d’autant plus contestables une fois le film vu : nous y reviendrons plus bas.
Le feuilleton et le suspens de début d’été concernant la classification en salles de Love (interdit aux -de 16 ans avec avertissement, là où certains souhaitaient un -18 ans, réduisant ainsi le champ de diffusion du film), a inquiété dans un premier temps avant d’épuiser par sa vacuité. L’issue positive, soit le maintien de l’interdiction aux -de 16 ans après un deuxième passage devant la commission de classification, et la mobilisation importante engendrée pour défendre sa cause (montée au créneau de l’ARP et la SRF)  ont néanmoins rassuré.
Se pose l’éternelle question : que peut-t-on montrer à l’écran ? Qu’est-ce qui dérange et qui est dérangé ? Préserve-t-on le public ou applique-t-on une censure partiale ?
En se remémorant la clémence des commissions de classifications à l’égard de La Passion du Christ3 (seulement interdit aux -12 ans) par exemple, on est en droit de s’interroger. Remettre les choses à leur place comme le fait Vincent Macaigne semble une sage idée.

Néanmoins, si le film sort dans un contexte « censeur » plein d’hypocrisie et marqué par le retour en force d’une forme de puritanisme, c’est aussi un contexte où le sexe explicite sur grand écran connait un regain d’intérêt, et cela depuis quelques années, tout du moins dans le cinéma traditionnel. Deux cinéastes majeurs de la scène européenne s’y sont frottés : Abdellatif Kechiche en 2013 pour sa désormais célèbre Palme d’Or La Vie d’Adèle – Chapitre 1 et 24, auréolée d’un succès mondial, et Lars Von Trier en 2014 pour son diptyque Nymphomaniac5. Deux cinéastes et deux démarches différentes auxquelles vient maintenant s’ajouter Gaspar Noé.

Gaspar et le sexe

Il convient de rappeler que l’attrait de Gaspar Noé pour le « sexe » au cinéma ne date pas d’hier. D’une part, comme Enter the void6 à l’époque (2010), Love est un projet qui végète depuis une quinzaine d’années dans la tête du réalisateur. Il l’aurait d’ailleurs proposé à Vincent Cassel et Monica Bellucci avant de se rabattre sur Irréversible7. Mais surtout, Noé s’aventurant sur le terrain dit « pornographique » (le terme qu’il employait à l’annonce de la pré-production) est tout sauf une surprise pour les connaisseurs, qui ont déjà entendu parler ou vu son segment We Fuck Alone  dans le projet Destricted sorti en 2005, ou encore son clip non-censuré de Protège-moi de Placebo en 2003.

Love Gaspar NoéAussi l’excellent ouvrage sur le cinéma pornographique paru en 2001 aux éditions La Musardine, Le Cinéma X, et écrit sous la direction de Jacques Zimmer, se voyait réédité en 2012 avec une préface de Gaspar Noé intitulée : Le Porno n’aurait jamais dû devenir un genre.
Dans cette préface, Noé revenait justement sur ses premiers pornos, visionnés à l’époque en salles spécialisées. «C’était important de voir ça sur grand écran, au milieu des spectateurs». «Le porno n’aurait jamais dû se retrouver enfermé dans les limites d’un genre cinématographique. Quand on pense combien le sexe est important dans nos vies, à quel point c’est un besoin naturel chez l’être humain, on ne peut que regretter que sa représentation soit quasiment exclue du cinéma dit traditionnel.»

Il concluait ainsi : «Je garde toute mon admiration à ceux qui font des images porno et ceux qui les défendent. En attendant les grands films qui sauront repousser les frontières des genres cinématographiques pour célébrer l’amour et le sexe sur grand écran.» Puisqu’on n’est jamais aussi bien servi que par soi-même, il ne lui restait plus qu’à s’exprimer à son tour le temps d’un long-métrage.

Il a beau s’amuser avec ironie de sa réputation («à chaque fois je reviens avec de plus gros jouets», disait-il à la sortie d’Enter the void), vendre Love à coups d’annonces chocs (« C’est un film qui fera bander les mecs et pleurer les filles »), proposer des affiches très explicites et revendiquer le fait de faire un film porno dès l’annonce du projet (« on dit et on fait ça pour rassurer les financiers », disait il à Cannes en mai dernier), tout cela n’est en réalité qu’un leurre adressé à ses détracteurs, et une façon de noyer le poisson pour mieux surprendre en temps voulu.

La note que le réalisateur a laissé dans le dossier de presse de Love résonne comme le prolongement des propos qu’il tenait trois ans plus tôt : « Pendant des années, j’ai rêvé de faire un film qui reproduise au mieux la passion amoureuse d’un jeune couple dans tous ses excès physiques et émotionnels. Une sorte d’amour fou, comme la quintessence de ce que mes amis ou moi-même avons pu vivre. Un mélodrame contemporain qui intègre de multiples scènes d’amour, et dépasse le clivage ridicule qui fait qu’un film normal ne doit pas montrer des séquences trop érotiques alors que tout le monde adore faire l’amour. »

In the mood for love

Synopsis : Un 1er janvier au matin, le téléphone sonne. Murphy, 25 ans, se réveille entouré de sa jeune femme et de son enfant de deux ans. Il écoute son répondeur. Sur le message, la mère d’Electra lui demande, très inquiète, s’il n’a pas eu de nouvelles de sa fille disparue depuis longtemps. Elle craint qu’il lui soit arrivé un accident grave. 
Au cours d’une longue journée pluvieuse, Murphy va se retrouver seul dans son appartement à se remémorer sa plus grande histoire d’amour, deux ans avec Electra. Une passion contenant toutes sortes de promesses, de jeux, d’excès et d’erreurs…

« Je voulais filmer ce que le cinéma peut rarement se permettre, pour des raisons commerciales ou légales, c’est-à-dire filmer la dimension organique de l’état amoureux. Pourtant dans la plupart des cas, c’est là que réside l’essence même de l’attraction d’un couple. Le parti pris était donc de montrer une passion intense sous un jour naturel, donc animal, ludique, jouissif et lacrymal. Contrairement à mes films précédents, pour une fois il n’est question que de violence sentimentale et d’extase amoureuse.« 

Love Gaspar NoéLa violence morale ou visuelle de ses premiers films avait déjà presque totalement disparu de son précédent film, Enter the void. Cette fois, elle est totalement absente.
L’orage est passé depuis bien longtemps dans le cinéma de Gaspar Noé, depuis la deuxième moitié d’Irréversible en réalité (tout ce qui se déroulait après la fameuse scène de viol) et qui déjà offrait des moments de grâce et de beauté pures. On pense notamment aux scènes de couple entre Vincent Cassel et Monica Bellucci, d’une vérité déchirante.

Depuis Irréversible et sa célèbre maxime « Le temps détruit tout », Noé a abandonné la continuité explicite de film en film (le boucher héros de Carne puis de Seul contre tous8 revenant lors de la première séquence d’Irréversible) au profit d’une continuité narrative qu’il fait évoluer à chaque nouvel opus, où le temps est devenu une obsession récurrente.
Irréversible initiait au principe de remontée dans le temps et de chronologie à l’envers, Enter the void bousculait cette forme pour la coupler à une structure « mentale » (illustrée par la mise en scène en vue subjective) qui dilatait la notion de temps au cinéma durant la première demi-heure, en plongeant le spectateur dans la tête du héros, alors sous psychotropes, et en tentant de s’approcher des sensations véhiculées par les diverses drogues consommées. Puis, passée cette première demi-heure, les quelques minutes d’agonies du personnage principal en train de mourir se transformaient en plus de deux heures de film sous forme de souvenirs, flashs, fantasmes, rêves, visions psychotropes, ce mélange créant une autre forme de dilatation de ce même temps.
Love reconduit la structure mentale du film précédent, à la différence que la drogue d’Enter the void, toujours présente dans Love, est reléguée au second plan au profit de la drogue « la plus puissante » selon le cinéaste : l’amour.
Ici l’amour perdu rejaillit dans le désordre par fragments dans la tête du héros, Murphy. Des souvenirs récents et d’autres plus lointains se bousculent, plusieurs mois et années refont surface sur une journée. Noé créé un langage cinématographique sensoriel et organique, qui, en-dehors de son cinéma ne peut trouver d’équivalences connues que dans les deux derniers films de Terrence Malick : Tree of Life9 et À la merveille10. Noé laisse de coté la vue subjective de son précédent film, tout en y apposant une dimension plus que jamais personnelle, qui saute aux yeux assez rapidement.
Des nombreuses musiques utilisées (on va d’Erik Satie à John Carpenter), aux costumes (Murphy, le héros du film porte le blouson de Robert DeNiro dans Taxi Driver11), en passant par les accessoires (maquette du Love Hotel d’Enter the void, multiples affiches de films tels que Salo12, Taxi Driver, ainsi que le héros, étudiant en cinéma, parlant de son film préféré, 200113, le film préféré de Gaspar Noé) et jusqu’aux noms des différents personnages (Gaspar, Noé – incarné avec une drôlerie surprenante par le cinéaste lui-même affublé d’une perruque ridicule, Lucile,…), tout renvoie à l’homme Gaspar Noé, qui se met presque autant à nu que ceux qu’il filme. Un portrait de lui-même pas forcément flatteur, mais incontestablement bouleversant de franchise et de sincérité, et qui révèle pour de bon l’humanité qui anime le cinéaste depuis ses débuts. Une humanité parfois dissimulée, mais présente au plus profond de chacun de ses films.

« De tous mes films, celui-ci est le plus proche de ce que j’ai pu connaître de l’existence et aussi le plus mélancolique. Et je suis très amusé de pouvoir partager ce bref tunnel de bonheurs, d’extases, d’accidents et d’erreurs.»

Love Gaspar NoéLove parle d’amour. De l’amour perdu, de l’amour fou, du grand amour, de l’amour destructeur mais d’amour toujours, qui trouve son expression la plus forte dans les rapports sexuels, où Gaspar Noé s’intéresse davantage aux émotions des personnages qu’à leurs parties génitales, n’en déplaise aux sceptiques.
D’amour, il en a finalement toujours été question dans ses films, parfois caché derrière la violence, mais dès Carne, il s’agissait déjà de l’amour incestueux d’un père pour sa fille. Dans Irréversible, c’était l’amour de deux hommes pour la compagne de l’un et l’ex-compagne de l’autre, s’exprimant pleinement par une vengeance extrêmement violente. Dans Enter the void, c’était l’amour fusionnel et presque passionnel d’un frère pour sa soeur. Dans Love il s’agit d’amour au sens le plus classique et traditionnel du terme.
À la différence que cet amour est entrecoupé de scènes d’amour pur, de sexe, filmées frontalement et sans détours, le sexe n’étant jamais que le prolongement physique de l’amour passionnel et destructeur que se portent les deux personnages principaux. Il est présent à l’écran dès l’ouverture du film, et guide toute leur histoire.

La passion partagée par Murphy et Electra refait surface, renaît dans les souvenirs de son héros tout le long du film. L’issue étant annoncée dès les premières minutes, les multiples scènes d’amour (que l’instant soit dur, doux, heureux, malheureux…) se voient en permanence teintées d’un arrière-gout amer et mélancolique, renouant avec l’essence du romantisme. Romantique, Gaspar Noé l’est indéniablement.

Plus que ses péripéties, ses raisons et déraisons, ce qui rend l’histoire d’amour contée par Noé si unique et si forte, c’est qu’on a l’impression de la vivre de l’intérieur, dans les recoins les plus intimes de l’esprit et des corps, on la vit et la ressent dans ses moindres détails. Immersion accentuée par l’utilisation de la 3D (le film sort uniquement dans ce format), une des plus pertinentes à ce jour. Lors de sa projection à Cannes, le procédé a été caricaturé par certains à un plan occupant moins de 10 secondes dans le film, qu’on laissera le soin au spectateur de découvrir. Mais la 3D n’a pas ici un rôle de gadget; elle renforce le réalisme et la proximité avec les corps et les personnages.
Paradoxalement, la grammaire cinématographique employée par le cinéaste peut sembler plus épurée que sur ses précédents films, les plans-séquences virevoltants et invisibles d’Irréversible et d’Enter the void sont le plus souvent remplacés par des plans fixes lents. La 3D permet au cinéaste une construction/composition graphique des plans et une gestion de l’espace qu’il n’avait pas encore pu expérimenter sur ses travaux en 2D. Cette épure se confronte à une structure de montage sophististiquée et parfaitement assimilée (Noé est lui-même le monteur), ramenant le film à un équilibre entre simplicité apparente et complexité sous-jacente.
Le réalisme évoqué plus haut est accru par la présence de comédiens non-professionnels, et donc inconnus, que l’on découvre en même temps que les personnages, comme c’était déjà le cas sur Enter the void, à l’exception de l’actrice principale Paz de La Huerta. Irréversible, s’il présentait des comédiens connus (Cassel – Bellucci – Dupontel), marquait lui aussi une rupture avec les précédents travaux plus « écrits » de Noé (Carne / Seul Contre Tous). Le scénario était concentré sur quelques pages (trois, selon Noé), et les dialogues majoritairement improvisés en temps réel sur le tournage, avec comme lignes directrices quelques indications du cinéaste lancées en amont des différentes prises. Cette « méthode » générant des dialogues minimalistes et spontanés a ensuite été reconduite sur Enter the void et maintenant sur Love.
Cette vérité se couple avec des situations très intimes, où les néo-comédiens s’investissent, physiquement et émotionnellement, donnant l’impression de tout donner pour ce qui pourrait être un « one-shot » pour chacun d’entre eux. Ils mettent, comme le cinéaste, toute leur sincérité et leurs tripes à l’écran.

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Ce réalisme et cette proximité que Noé tisse de séquence en séquence en remontant dans la mémoire de son héros créé au fur et à mesure une émotion à fleur de peau. Les larmes ne sont jamais très loin. Une émotion qui trouve son apothéose dans les dernières séquences du film où, avant des images finales difficilement oubliables, s’enchainent notamment deux séquences où Murphy et Electra marchent et discutent. La première, peu de temps après leur rencontre, la deuxième lors de leur rencontre. Ils sont accompagnés par la caméra, dans une marche presque suspendue dans le temps, d’une simplicité totale, mais qui fait jaillir des sentiments d’une pureté littéralement bouleversante.

Love est autant la synthèse d’obsessions et d’expérimentations menées par Noé depuis le début de sa carrière qu’une oeuvre qui se suffit à elle-même. C’est l’avancée d’un projet cinématographique qui passionne les uns et horripile ou indiffère les autres, mais n’a que peu d’équivalences dans le cinéma actuel.

Concluons par cette note totalement personnelle. Lorque Love s’est terminé, l’écran s’est éteint, la salle s’est rallumé. Je suis sorti dans l’incapacité immédiate de mettre des mots sur ce qui venait de se passer à l’écran. Malgré les centaines et les centaines de films visionnés depuis des années, j’ai eu l’impression de ne jamais avoir vu quelques chose de semblable. Et c’est particulièrement beau.

«Le temps détruit tout», disait Irréversible. La foi cinématographique que déploie Gaspar Noé de film en film laisse pourtant à croire que son oeuvre, elle, résistera au temps.


Love de Gaspar Noé – 2015
Carne (moyen-métrage) de Gaspar Noé – 1991
La Passion du Christ de Mel Gibson – 2004
La Vie d’Adèle – Chapitre 1 et 2 d’Abdellatif Kechiche – 2013
5 Nymphomaniac de Lars Von Trier – 2014
6 Enter the void de Gaspar Noé – 2010
7 Irréversible de Gaspar Noé – 2002



8 Seul contre tous de Gaspar Noé – 1999
9 Tree of Life de Terrence Malick – 2011
10 À la merveille de Terrence Malick – 2013
11 Taxi driver de Martin Scorsese – 1976
12 Salo où les 120 journées de Sodome de Pier Paolo Pasolini – 1976
13 2001, L’Odyssée de l’espace de Stanley Kubrick – 1968