Une nuit avec Stephen King

Je ne tombais pas dans les histoires de King. C’était elles qui s’agrippaient à mon quotidien, revenaient me hanter en plein jour, sur un trottoir brûlant, lorsque je pensais croiser la silhouette malingre de Ray Garraty.

Stephen King

La première fois que j’ai ouvert un roman de Stephen King, j’avais huit ans, et on m’avait interdit d’y toucher. C’était Shining, dans une édition « J’ai Lu » que je pourrais dessiner les yeux fermés. Je me rappelle vaguement d’un gamin qui se parlait à lui-même et d’une baignoire remplie de sang. J’ai lu des milliers de pages écrites par le maître de l’horreur depuis ce premier essai, mais je n’ai jamais pu reprendre la lecture de Shining. Ce roman commencé il y a vingt ans, je ne l’ai jamais terminé.
J’ai le souvenir d’une terreur pure, comme on en ressent si peu dans sa vie. Cette absurde terreur qui vous assèche le corps et vous vide la conscience. L’horreur, sans rationalisation. Un sentiment franc, sec. Quand je lisais King à cet âge-là, j’expérimentais la peur, je la buvais à sa source. C’était une sorte de jouissance extrême.

Ses personnages bougeaient et parlaient si bien que je ne réalisais que de temps en temps, et avec difficulté, leur absence du monde réel. Tandis que je tournais les pages, je grossissais ces angoisses fictionnelles et je me débattais avec eux comme pour ma propre survie. Il n’y a jamais eu autant de chair et de sang sous des peaux de papier. L’écriture de King, cinglante, toujours pressée, m’allait directement au coeur.
J’aimais aussi le personnage Stephen King. Ses yeux minuscules, trop rapprochés, cette figure simiesque. Sa photographie, sur la quatrième de couverture, me rappelait celles des tueurs en série que l’on affiche à la une des journaux. A cette époque, j’en faisais un monstre de papier, comme ses personnages, un monstre qui savait écrire. Son pouvoir, c’était de faire naître n’importe quelles images, de faire d’une fiction une forme de réalité. Je ne tombais pas dans les histoires de King. C’était elles qui s’agrippaient à mon quotidien, revenaient me hanter en plein jour, sur un trottoir brûlant, lorsque je pensais croiser la silhouette malingre de Ray Garraty.
C’est grâce à King que je connais la peur. Ce sont des souvenirs et des sensations d’enfant, mais avec le temps, on les voit comme sous une loupe. Je ne reprendrai jamais la lecture de Shining, pour ne rien gâcher. Une terreur comme celle-ci, on ne la brave pas. On la remâche et on l’utilise.

Je dois à King mes plus beaux cauchemars. Il a été ma première fois, et il m’a appris à aimer l’obscurité; parce que la peur déshabille et prend possession du corps, c’est à la nuit tombée qu’il faut commencer à lire.


 Photographie de couverture : Steve Shofield