Channing Tatum : une affaire d’image(s)

En dix ans de carrière , Channing Tatum s’est peu à peu tourné vers un cinéma et des rôles bien différents de ce qu’on lui prédisait à ses débuts…

CHANNING TATUM as Mike in Warner Bros. Pictures’ dramatic comedy “MAGIC MIKE,” a Warner Bros. Pictures release.Photo by Claudette Barius

Bientôt dix ans que Channing Tatum occupe le devant de la scène.
D’abord bloqué dans une image d’icône jeune public au physique de sportif de haut niveau, longtemps raillé, décrit dans des termes aussi élogieux que « charisme d’endive » et associé à des films mettant peu en valeur un éventuel talent d’acteur, Tatum a su progressivement inverser la courbe et trouver sa place à Hollywood. Cette évolution tient autant de l’acceptation de cette image que de sa remise en cause et de son détournement.
Une approche premier degré et humble de ses rôles, ainsi qu’une conscience du metteur en scène pour lequel il tourne, sont les clés de son ascension.


Premiers Succès 

Channing Tatum dans "Sexy Dance"
« Sexy Dance »

La première image que nous évoque Channing Tatum est celle du beau gosse vaguement rebelle, qui mêle hip hop et danse classique dans Sexy Dance1, son premier succès et rôle principal. Un mot sur sa « performance » ? On apprécie éventuellement la prouesse physique, et fin de l’histoire.
S’en suit un bref caméo dans  Sexy Dance 22, puis une série de rôles principaux dans diverses productions entre 2009 et 2011. C’est déjà un exploit : il est à peu près le seul acteur issu de la franchise à avoir obtenu d’autres rôles par la suite. Mais cela ne suffit pas à faire taire les sceptiques.

Eté 2009, en tête d’affiche du G.I Joe3 de Stephen Sommers, l’acteur ne laisse pas un souvenir impérissable (certains ne manqueront pas de dire : « comme le film »). Qu’il passe du mélodrame adolescent (Cher John4) au péplum (L’aigle de la Neuvième Légion5), ou encore à la comédie réac’ (Le Dilemme6, aux côtés de Vince Vaughn et Kevin James) ne change pas la donne. L’acteur, dans une indifférence relative, ne tire pas son épingle du jeu, ou plutôt ne cherche pas à la tirer.

Et pourtant, sa courte présence dans le Public Ennemies7 de Michael Mann (une minute, montre en main) avait donné lieu à des commentaires tels que :  «Michael Mann, lui, a compris ce qu’il fallait faire de cet acteur». On se rappelle aussi les deux films tournés pour Dito Montiel : Fighting8, 2009, film anecdotique au demeurant, que Tatum tient à bout de bras, et A guide to recognizing your saints9 (2006), nettement plus intéressant mais inédit au cinéma en France et salement titré pour sa sortie en DVD Il était une fois dans le Queens. Dans le rôle secondaire d’une petite frappe, force de la nature inconséquemment décérébrée, Tatum dévoilait une énergie et une force presque pathétique.

Mais, de manière générale, on constate qu’il n’est pas « regardé » par ceux qui le filment. Pourtant, il semble accepter ce sort.
Manque de talent, ou réelle modestie ?

Channing Tatum A Guide To Recognizing Your Saints
« A guide to recognizing your saints »

Jonah Hill

Deux rencontres déterminantes vont tout changer.
D’abord, avec le comédien Jonah Hill, scénariste, producteur, et son binôme dans l’adaptation cinéma de 21 Jump Street10.
Dans la peau d’un beau gosse sportif, arrogant, limité intellectuellement, qui devient obsolète lorsqu’il retourne au lycée, Tatum fait presque une fleur à ses détracteurs. Sauf que c’est drôle. Il en rit et en fait rire. Accessoirement, c’est une réflexion sur ce qu’il représente, sur le cliché qu’il inspire à corps défendant. Mais, avant tout, c’est une révélation comique inattendue .

Cette veine comique, il l’exploitera de nouveau le temps d’un caméo jouissif dans This is The End11, puis en prêtant sa voix dans La Grande Aventure Lego12 et, bien sûr, 22 Jump Street13. Dans cette suite, la mue comique étant effectuée, Tatum est balancé cette fois du coté des sportifs, pour renouveler la mécanique du premier volet. Il en profite pour faire définitivement voler en éclats son image première, les clichés qui lui collent à la peau, révélant un acteur totalement désinhibé et décomplexé.

Channing Tatum et Jonah Hill dans "21 Jump Street"
Channing Tatum et Jonah Hill dans « 21 Jump Street »

La deuxième rencontre importante, c’est bien sûr Steven Soderbergh, avec qui il va enchainer trois films entre 2012 et 2013. Trois rôles dans lesquels il va dévoiler de nouvelles facettes, en étroite collaboration avec le cinéaste. Dans Haywire14 (Piégée), il est une brute épaisse, froide et antipathique, qui ne lésine pas sur les coups donnés -et encaissés- face à la très physique Gina Carano. La mise en scène épurée renforce la démonstration d’une violence qu’on ne lui connaissait pas.

C’est au cours d’une discussion entre Tatum et Soderbergh que viendra l’idée d’un film sur le striptease directement inspiré du vécu de l’acteur : Magic Mike15. Il y tiendra cette fois-ci le rôle principal. C’est avec ce film que le changement d’image, et donc de catégorie d’acteur, a définitivement lieu.

Steven Soderbergh

Soderbergh est autant l’artisan de cette mue que Tatum lui-même. La performance de l’acteur en elle-même ne constitue pas une rupture spectaculaire avec ses rôles précédents –21 Jump Street était plus « surprenant ». Cependant, pour la première fois, Channing Tatum est indissociable de la réussite du film, et donc indispensable.
Indispensable, ou évident plutôt, toujours juste, crédible, physiquement impressionnant… Mais s’attarder plus en détails serait faire du tort à un film pensé comme un tout, où chacun est à sa place, servant un objectif commun. Derrière l’univers du striptease, l’argent facile et la notoriété locale, est dépeinte une société où tout est provisoire. Quand vient la volonté de pérennité ou de changement, les portes se ferment.
Channing Tatum devient ainsi littéralement le bras droit du cinéaste, le film servant tout autant un propos plus large qu’une introspection de l’acteur qu’il met en scène.

Tatum y interprète un strip-teaseur conscient de son âge, et du fait que son statut de star ne pourra plus durer éternellement; l’excellente idée de Soderbergh étant d’introduire en face de lui un personnage de novice (incarné par Alex Pettyfer) qui renforce sa figure de mentor. Mais surtout, il le présente comme un adulte, un homme mûr ou en quête de maturité, rompant ainsi avec l’étiquette d’acteur de films jeunes publics/adolescents (juste après en avoir ri dans 21 Jump Street). Les scènes de shows rappellent le rôle qui l’a révélé dans Sexy Dance (plus-value de la mise en scène passionnante de Soderbergh). D’autres montrent ses limites : par exemple, lorsque le personnage de Magic Mike essaie de développer un projet professionnel différent, ou de construire une relation durable, et qu’il n’est pas pris au sérieux. Le striptease est le seul domaine au sein lequel il est respecté, et cependant, d’autres plus jeunes que lui seront amenés à prendre sa place…

En voyant le personnage de Magic Mike osciller entre un univers qu’il maitrise parfaitement et d’autres terrains qu’il aimerait investir, difficile de ne pas faire de lien direct avec l’acteur, qui connaît le succès dans des productions qui ne le mettent pas plus en avant que ça, et dont il aimerait sortir pour aller vers un autre type de cinéma.
Le film ne manque pas de poser explicitement la question suivante : jusqu’à quel point l’image scénique influe-t-elle sur l’image intime ? Jusqu’à quel point est-on prisonnier de ce que l’on inspire ?

Magic Mike est un succès surprise, commercial ET critique. Après ça, la trajectoire empruntée par Channing Tatum ne sera plus la même : mission accomplie.

Channing Tatum dans Magic Mike
« Magic Mike »

Quelques mois plus tard, Soderbergh et Tatum se retrouveront une troisième fois pour Effets secondaires16. Même si le rôle de Tatum est secondaire lui aussi, cela n’empêche pas le cinéaste d’aller explorer une nouvelle facette de l’acteur. Cette fois, Soderbergh s’attache à filmer un charisme presque magnétique, une présence physique innée, tout en créant une forme d’impuissance qui entre en contradiction avec l’image première que véhicule l’acteur.

Sur ces trois films, Soderbergh s’est intéressé à tordre dans tous les sens l’image du comédien. Sa puissance physique, il l’a littéralement annulée dans Haywire en lui imposant un antagoniste, un négatif féminin. Il l’a ensuite fissurée dans Magic Mike, en l’abordant comme une forme dont Tatum est prisonnier et veut s’extraire. Puis il l’a définitivement remise en cause dans Effets Secondaires, en la rendant inefficace.

L’après Soderbergh

Les deux films dans lesquels on a pu voir Tatum début 2015 font, à leur manière, écho aux mues effectuées précédemment par l’acteur.
Dans Jupiter Ascending17 des frères et soeurs Wachowski, il cède à toutes leurs facéties kitsch, se voit affublé d’un look improbable : barbes et cheveux teints en blond, oreilles pointues, prothèse à la mâchoire -et même des ailes ! Une manière de se fondre totalement dans ce maelström SF sans faire tache, en prenant le risque de couler avec, mais en assumant tout.
Dans Foxcatcher18 de Bennett Miller, il accepte un rôle de faire valoir en se refusant à la performance « voyante » à laquelle se livrent ses partenaires Steve Carrell et Mark Ruffallo. L’occasion d’explorer un registre plus minimaliste et minéral. Il traine son physique imposant comme un poids, un fardeau, une douleur. Une façon de poursuivre le travail entamé avec Steven Soderbergh, quitte à s’éloigner des louanges et récompenses potentielles…

Channing Tatum dans Foxcatcher
« Foxcatcher »

A 35 ans, il en a déjà surpris plus d’un en s’imposant sur la durée, aussi bien dans des grosses productions que chez des auteurs exigeants, ou même en s’acoquinant avec Jonah Hill dans des comédies régressives. La reconnaissance acquise, et le respect de ses pairs obtenus, l’acteur, déchargé de ses poids, peut maintenant avancer serein et continuer de surprendre.
La suite de Magic Mike prévue pour l’été prochain, sur laquelle il est co-scénariste et producteur, intrigue, malgré l’absence de Steven Soderbergh à la réalisation (néanmoins toujours monteur et directeur de la photographie), tout comme le futur X-Men : Apocalypse19 (mai 2016) dans lequel il interprétera Gambit. Mais on est surtout curieux de voir les rôles qui lui seront réservés dans les prochains opus de Quentin Tarantino et des Frères Coen, tous deux sur les écrans français début 2016.
Deux cinéastes parmi les plus importants du cinéma américain contemporain : l’opportunité de prendre encore du galon supplémentaire ? On est fortement tenté de répondre dès maintenant par l’affirmative.


Sexy Dance (Step Up), réalisé par Anne Fletcher – 2006
Sexy Dance 2 (Step Up 2), réalisé par Jon Chu – 2008
G.I Joe : le réveil du cobra (G.I Joe : the rise of cobra), réalisé par Stephen Sommers – 2009
4 Cher John (Dear John), réalisé par Lasse Hallström – 2010
L’aigle de la Neuvième Légion (The eagle), réalisé par Kevin McDonald – 2011
Le Dilemme (The dilemma), réalisé par Ron Howard – 2011
Public Ennemies, réalisé par Michael Mann – 2009
Fighting, réalisé par Dito Montiel – 2009
Il était une fois dans le Queens (A guide to recognizing your saints), réalisé par Dito Montiel – 2006


10 21 Jump Street, réalisé par Phil Lord et Chris Miller – 2012
11 C’est la fin (This is the end), réalisé par Evan Goldberg et Seth Rogen – 2013
12 La grande aventure Lego (The lego movie), réalisé par Phil Lord et Chris Miller – 2014
13 22 Jump Street, réalisé par Phil Lord et Chris Miller – 2014
14 Piégée (Haywire), réalisé par Steven Soderbergh – 2012
15 Magic Mike, réalisé par Steven Soderbergh – 2012
16 Effets secondaires (Side effects), réalisé par Steven Soderbergh – 2013
17 Jupiter : le destin de l’univers (Jupiter ascending), réalisé par Lana et Andy Wachowski – 2015
18 Foxcatcher, réalisé par Bennett Miller – 2014
19 X-Men : Apocalypse, réalisé par Bryan Singer – 2016