Dark Souls, journal d’un joueur

Il me tendit une boîte de jeu en disant : « Tiens, je te l’offre. Ce jeu va ruiner ta vie. »

anor londo dark souls meta

1. Mauvais joueur

La rencontre avec Dark Souls se passe à Lyon, dans le sixième arrondissement, rue de Créqui. Il faut croire que j’avais laissé ma trace autour du n° 80, inscrite à la stéatite de marque blanche, car un ami finit par m’invoquer pour son déménagement. Un vrai ami, un vrai otaku, qui s’était procuré Demon Souls le jour de sa sortie en édition limitée. Ce jour là, nous nous sommes engagés dans une jolie coopération où nous affrontâmes moult cartons de livres, d’imposantes étagères en bois, et pour finir une épouvantable cuisinière en fonte, plus lourde et plus noire que le dragon Kalameet. À la fin de l’épreuve, il me tendit une boîte de jeu en disant : « Tiens, je te l’offre. Ce jeu va ruiner ta vie. » Ces quelques mots, il me les avait lancés comme Oscar d’Astora lance ce cadavre sur le sol de votre cellule, sans explication. Ce cadavre qui porte la clé mettant un terme à votre emprisonnement et marquant le début d’un destin sans conteste plus terrible.

Je regarde la boîte avec incrédulité : Dark Souls. Jamais entendu parlé. Le nom du jeu me semble assez banal et générique. Presque kitsch : Les Âmes sombres. L’illustration de couverture représente un personnage de dos, en train de courir, il tient une épée dans une main, un bouclier dans l’autre. Il s’élance vers une sorte brouillard bleuté dans lequel apparaissent des heaumes de chevaliers. À une époque où les illustrations, les bandes-annonces et les jeux eux-mêmes font de plus en plus en plus penser à des films, la première impression que j’ai de Dark Souls est de n’avoir affaire qu’à un jeu. Un jeu avec un titre de jeu. « Un énième jeu d’aventure japonais… », me dis-je avant de retourner la boîte. Sur les captures d’écran, un clocher d’église, des remparts, encore un chevalier. L’esthétique me frappe pourtant, elle n’évoque ni la finesse ni la grâce colorée d’un Final Fantasy mais est sombre et impersonnelle, pesante et réaliste. En un mot elle est occidentale, d’un Occident fantasmé par l’Orient extrême.

Je commence à jouer et mon scepticisme laisse place à l’incompréhension pure et simple. Je ne comprends rien à l’histoire, rien au système de jeu. Je ne sais pas qui je suis, où je suis, ce que je dois faire. Il y a bien un prologue qui donne lieu à une belle séquence cinématique mais il est aussi intelligible que le Coup de dés ou les Fragments d’Héraclite. Il y est question d’un âge ancien enveloppé dans la brume, de l’apparition soudaine d’un Feu, de l’extinction progressive de sa flamme et de l’avènement d’un Âge des hommes… Je ne vois aucune clarté, aucun sens, mais la question qui me vient immédiatement à l’esprit en jouant est plutôt : « c’est insensé, pourquoi ce jeu est-il si dur ? ». Le plus modeste des assaillants me défait en quelques coups. À la moindre erreur de manipulation, je tombe dans un ravin. Et des ravins, des passages exigus, des corniches, d’étroits défilés au bord du gouffre, les développeurs semblent avoir pris un malin plaisir à en mettre partout. À quelques pas, un mort-vivant en haillons s’avance vers moi avec pour seule arme une torche enflammée ou un bout d’épée brisée. C’est bien l’ennemi le plus misérable que je puisse concevoir et je pense pouvoir m’en débarrasser facilement, mais à peine ai-je le temps d’appuyer sur un bouton qu’il se jette sur moi et m’assène une volée frénétique de coups. Mon personnage pose le genou à terre et s’écroule en poussant un cri lamentable. J’apprends la modestie. Je suis mort, et le jeu vient me narguer en indiquant en grosses capitales rouges sur fond noir : « VOUS ÊTES MORT. » Comme si je n’avais pas compris. Ironie de Dark Souls : ce qui va de soi est dit et répété ad nauseam, ce qui mériterait d’être éclairé est tu ou crypté. J’oublie d’utiliser mon bouclier : « VOUS ÊTES MORT ». Je pense à l’utiliser mais je reçois un coup de massue si violent qu’il m’écrase : « VOUS ÊTES MORT ». Je gravis des escaliers et un boulet de canon sorti de nulle part vient me percuter : « VOUS ÊTES MORT ». Je me concentre, je meurs moins, mais malgré toute mon application je ne cesserai de le voir, ce « VOUS ÊTES MORT ». Je m’agace, je m’énerve, j’entre dans une franche colère. Je « rage », comme on dit aujourd’hui, du verbe « rager », intransitif. Ou j’« enrage » comme dit l’Harpagon de Molière, du verbe « enrager », intransitif aussi. Traître, pendard, coquin de jeu. Tant et si bien qu’au bout d’une trentaine d’heures, le jeu a raison de ma patience. J’abandonne. Ce n’est pas de ma faute, c’est le jeu qui est mauvais. Il est mal fait, il n’y a pas d’histoire. Dark Souls réveille le mauvais joueur qui sommeille en chacun.

vous etes mort dark souls

2. Clair-obscur

On dit d’un jeu vidéo qu’il peut être « facile » ou « difficile » mais, à bien y réfléchir, ces expressions ne sont pas évidentes. Que veut-on dire au juste quand on dit qu’un jeu est difficile ? Je me trompe peut-être mais je ne crois pas que ce qualificatif fonctionne véritablement ailleurs que dans le domaine du jeu vidéo. Des enfants jouent au loup dans la cour d’école, mais on ne dit pas que c’est un jeu difficile, ni facile d’ailleurs, c’est juste un jeu, un jeu d’enfant. Les dames ou les échecs ne sont pas des jeux difficiles, c’est l’adversaire qui peut être fort ou faible. Et je n’ai jamais entendu dire d’un jeu de cartes qu’il était « difficile », ni d’un jeu de rôle, ni d’un jeu de société ou de plateau. À la limite, un jeu peut être compliqué ou complexe en fonction de la richesse de ce qui fait son essence, à savoir son système de règles. Le bridge est plus compliqué que la bataille, mais pas plus difficile, le Monopoly plus simple que Civilisation, mais pas plus facile. La facilité ou la difficulté d’un jeu me semblent venir se loger dans l’interstice entre ces deux aspects que la langue anglaise distingue, à savoir le game, le jeu en tant que système de règles, et le play, le jeu en tant qu’expérience ludique, en tant que mise en œuvre concrète du système de règles. On peut dire d’un jeu vidéo qu’il est difficile quand on ne parvient pas à faire entrer le game et le play dans un rapport de convenance, en somme quand le fait de ne pas comprendre le système de règles ne permet pas de progresser dans le jeu, de jouer le jeu. Dark Souls est un jeu qualifié à juste titre de difficile parce qu’il suscite l’incompréhension à tous les niveaux, aussi bien dans son fond que dans sa forme, dans son système comme dans son expérience. Tout, de tous points de vue, est obscur dans Dark Souls, de son nom à son contenu.
dark souls noiresoucheD’un point de vue esthétique déjà, c’est toujours la nuit dans Dark Souls, ou presque, la nuit noire des Catacombes ou la nuit paisible du Jardin de Noiresouche. Si ce n’est pas la nuit, c’est une lumière étrange et irréelle, bleutée comme celle de la Crypte de Lige-Feu, ou bien une lumière déclinante, une lumière de fin d’après-midi comme dans la Paroisse des Morts-vivants, celle que contemple avec ravissement le chevalier Solaire. Ça peut être encore une lumière de crépuscule ou bien une lumière illusoire qui, comme à Anor Londo, peut se changer en un instant en nuit et laisser place à une autre clarté, celle d’une lune blafarde.
D’un point de vue narratif, le jeu est tout aussi obscur, la trame en est passablement hermétique. Il y est bien question, non pas d’une lutte manichéenne entre la flamme et l’obscurité, mais de l’apparition soudaine et énigmatique de la première, de sa coexistence avec la seconde, qu’elle engendre nécessairement, et de son inéluctable déclin. Le personnage qu’incarne le joueur, un « mort-vivant » en « pèlerinage » dans une contrée du nom de Lordran, semble dépassé par le mouvement presque métaphysique de ces forces et, ne sachant quel parti prendre, tel un pion ou une marionnette, se contente de progresser, ignorant et incertain, dans le clair-obscur de terres désolées.
Enfin, et c’est certainement le point le plus important, c’est le système de jeu de Dark Souls qui est obscur. Jugez plutôt de la formulation d’une des mécaniques élémentaires du jeu : « Il faut raviver le feu avec une humanité pour augmenter la capacité de la fiole d’Estus, mais cette action n’est possible que lorsque vous êtes sous forme humaine ». Cette phrase n’a aucun sens. Autre étrangeté, on ne retrouve pas, comme c’est le cas dans la plupart des jeux d’aventure, de distinction entre la monnaie et l’expérience. L’expérience est la monnaie et la monnaie est l’expérience. Lorsque je défais un ennemi, je récupère ses « âmes ». L’âme n’est pas une entité spirituelle et unique dans Dark Souls, c’est une quantité. Je peux avoir des centaines, des milliers d’âmes. Avec ces âmes, je peux acheter des objets censés m’aider dans ma quête ou passer à un niveau supérieur pour augmenter mes caractéristiques. Mais que vaut-il mieux faire ? Comment « dépenser » mes âmes ? Je serais bien en peine de le dire. J’ai beau avoir une nouvelle armure, je meurs toujours aussi lamentablement en deux coups. J’ai beau passer un niveau, un gouffre est un gouffre. Je n’ai pas l’impression que ces âmes si laborieusement gagnées réduisent la difficulté du jeu, il me semble au contraire qu’elles l’augmentent, puisque plus je joue adroitement et plus j’en ai, plus j’en ai et plus j’ai peur de les perdre. Je découvre, en effet, que lorsque je meurs, je perds toutes ces âmes et repars à zéro au dernier feu de camp que j’ai allumé. J’ai le droit à une tentative pour retourner à l’endroit exact où je suis mort pour récupérer mes âmes. Le problème étant que les ennemis morts réapparaissent eux aussi. Il faut donc que je fasse le même trajet, avec la même difficulté, face aux mêmes adversaires, avec la crainte supplémentaire de commettre une erreur et de mourir à nouveau. Le cas échéant, toutes les âmes collectées sont définitivement perdues. Perdre en une seconde, par un manque d’attention ou une trop grande présomption, le fruit de plusieurs heures de jeu, c’est le genre d’expérience qu’a connu tout joueur de Dark Souls, et c’est dans ce genre de circonstances que le plus flegmatique commence à perdre son sang froid. Dark Souls impose un nouveau rapport au capital, ce curieux capital d’âmes qui fait la substance même du jeu, un rapport obscur et somptuaire : accumuler, perdre, s’agacer d’avoir perdu, accumuler à nouveau, perdre, récupérer, tout dépenser pour ne rien risquer de perdre, thésauriser encore, perdre, échouer à récupérer, devenir fou de rage ou se moquer de perdre etc.

L’aventure se poursuit. J’ouvre des coffres, je collecte des objets dont l’utilité m’échappe presque complètement. Une « humanité » ? Je viens de trouver une « humanité » dans un coffre. Comme l’âme, il me faut déjà comprendre que l’humanité n’est pas une entité immatérielle ni même une façon d’être mais un objet, une chose. Dans Dark Souls, l’humanité ressemble à une petite flamme noire. Il faut ensuite que je comprenne que je peux « utiliser » cette humanité : une animation se déclenche et je vois mon personnage lever la main droite et écraser la flammèche noire posée sur sa paume dans un craquement éthéré. En haut à gauche de l’écran, il y a un compteur où était marqué « 0 », maintenant il y a marqué « «1». Il faut que je comprenne enfin comment utiliser cette humanité, à savoir auprès d’un feu. Dans Dark Souls, les feux de camp ne brûlent pas avec du bois mais avec des ossements, et l’on en ravive la flamme avec l’humanité pour augmenter l’efficacité de notre fiole d’Estus, une potion de soin, et surtout, pour redevenir humain.
dark souls screenshot 6C’est sur ce dernier point que Dark Souls présente sa plus grande obscurité, une obscurité qui tient autant de la mécanique de jeu que de la trame narrative. J’incarne un « mort-vivant » (le jeu, n’étant pas doublé mais seulement sous-titré en français, dit « undead »), ce que je suis tout à fait prêt à croire puisque l’apparence initiale de mon personnage est repoussante. On ne dirait ni à proprement parler un zombie ni un squelette mais une sorte d’être au corps décharné, au visage violacé et tuméfié. Il ne s’agit pas d’un être inhumain mais d’un être qui n’est plus humain, et semble-t-il, depuis peu. Lorsque je consomme une humanité et ravive un feu avec elle, je redeviens humain : mon personnage a alors la fière allure d’un héros, avec un regard humain, une chevelure humaine, une peau humaine. Je me sens déjà plus confiant sous cette nouvelle apparence mais cette confiance est de courte durée car, dès que je meurs, je retourne aussitôt à mon triste état de mort-vivant. Il me faut alors consommer une autre humanité, objet fort rare, pour retrouver mon apparence de chair et de sang (et sans d’ailleurs que je comprenne, en définitive, en quoi cela m’aide). Ce qui suscite ma confusion c’est que, même sous forme humaine, tous les personnages que je rencontre continuent à me qualifier de mort-vivant : « Tiens, tiens, qu’avons-nous ici ? dit l’un d’eux, un mort vivant… » Mais je ne suis plus un mort-vivant puisque je suis humain ! N’était-ce pas déjà assez compliqué de comprendre comment le redevenir ? J’accuse le studio japonais, From Software, de ne même pas avoir été fichu de faire des séquences de dialogues spécifiques à l’état d’un joueur qui est redevenu humain : « C’est lamentable. Ce jeu est incompréhensible, trop dur et pas fini ! » Ma confusion augmente en rencontrant d’autres personnages qui ont une apparence humaine et qui, cependant, se désignent eux-mêmes comme des « mort-vivants » : « nous sommes tous les deux des morts-vivants », me lance l’un d’eux. Mais non, regarde mon visage, regarde le tien, j’ai l’air humain, tu as l’air humain, nous ne sommes pas du tout des morts-vivants ! C’est inintelligible.
C’est que je n’avais pas compris le point le plus crucial du jeu, qui tient peut-être dans une question de traduction. Après tout, il s’agit d’un jeu japonais, dont les voix sont en anglais et les sous-titres en français, il peut demeurer des zones obscures. En l’occurrence, la zone obscure dans Dark Souls est que undead ne désigne pas une apparence mais une essence. Il ne renvoie pas à l’allure de cadavre que peut avoir mon personnage mais à ce qu’il est profondément. Un undead est, comme l’évoque le prologue mystérieux, un humain qui porte une marque, peu importe son apparence, qu’elle soit normale ou cadavérique. Cette marque, le « signe sombre » (« dark sign ») est une malédiction, curieuse dans la mesure où elle fait tout d’abord plus penser à un privilège qu’à un fardeau : devenir immortel, ou plutôt faire que la mort ne soit plus un événement terminal. L’undead est l’être condamné à ne plus pouvoir mourir définitivement. Lorsqu’il meurt, il réapparaît au dernier feu d’ossements qu’il a allumé. Le personnage qu’incarne le joueur est cet undead, pas tant un « mort-vivant », un « living dead », comme l’indique la traduction française, qu’un non-mort qui peut tantôt avoir l’apparence d’un être humain, tantôt, s’il meurt, celle d’un être décharné. Tous les personnages que le joueur rencontre dans les terres de Lordran sont eux aussi des non-morts, eux aussi sont en pèlerinage, eux aussi affrontent les mêmes pièges et les mêmes créatures. Eux aussi, en tant que non-morts, sont condamnés à ne plus pouvoir mourir et à reprendre, après chacune de leur mort, leur quête. Indéfiniment, jusqu’à ce qu’ils finissent par comprendre, par trouver le sens de leur pèlerinage. La catégorie de PNJ ne fait pas sens dans Dark Souls, ce ne sont justement pas des personnages non joueurs, ce sont au contraire, eux aussi, des personnages qui jouent, des doubles, des reflets ou des ombres du personnage que contrôle le joueur. Il peut arriver qu’ils l’aident, qu’ils l’affrontent, ou qu’ils l’ignorent, tout absorbés qu’ils sont dans leur propre quête ou dans le refus, le découragement ou le désespoir de la mener à bien.

dark souls feu

3. Sans visage

Les personnages de Dark Souls sont très curieux. Il ne faut pas s’étonner de converser avec un champignon géant du nom d’Elisabeth, la gardienne du sanctuaire d’Oolacile, qui, Dieu sait comment, réussit à vous parler sans bouche, ni de discuter dans des ruines avec un chat sauvage, Alvina, qui désire vous recruter dans son clan de guerriers, ni de faire du troc avec un oiseau invisible, Snuggly, qui vous demande de sa voix aigrelette de lui donner quelque chose « de tiède et de doux ». Au joueur de comprendre ce dont il s’agit. Mais les plus étranges demeurent assurément les personnages humains, ou disons plutôt, d’apparence humaine. Il y a toujours quelque chose qui ne va pas, quelque chose qui cloche avec eux. Aucun ne semble normal, quel que soit le sens que l’on donne à ce terme. Ils ont tous une infirmité, une difformité, un trait physique ou spirituel inquiétant, une tare, une fêlure, un vice évident ou caché. Ils manifestent une profondeur mais ce n’est pas une profondeur de type psychologique. Au premier abord, ils apparaissent plutôt comme assez plats et quelconques. C’est une profondeur que j’appellerais poétique, qui fait que chacun d’entre eux est en lui-même une sorte d’énigme. Cette poésie des personnages de Dark Souls, je la définis par cinq traits : leur absence de visage, leur captivité, leur posture, leur rire et leur démence.

dark souls elizabethUn visage, c’est ce qui fait qu’une personne est une personne, un être humain à part entière. Je rencontre une personne, j’ai affaire à une personne quand je regarde son visage. Pas simplement ses yeux, ni même sa bouche, son nez ou ses oreilles, mais tout cela ensemble, ou plutôt en même temps. Un visage, je veux dire un vrai visage, n’est pas décomposable en parties. On est tenté de dire que c’est un tout, mais ce n’est même pas un tout puisque, par définition, le tout est encore un ensemble de parties. C’est plutôt une unité. Le visage est un et unique, il est ce à travers quoi transparaît, par-delà la personnalité singulière, l’humanité de la personne. À partir du moment où je le détaille, où mon attention se porte de manière trop insistante sur telle ou telle partie, tel ou tel trait, cette humanité se met progressivement à disparaître. C’est ce qui s’appelle dévisager quelqu’un, c’est-à-dire, à la lettre, lui enlever son visage pour n’en faire plus qu’une face, qu’une gueule ou qu’une tête. Je regardais une personne et maintenant je ne vois plus qu’un personnage.
Je remarque que dans Dark Souls, cette opération est impossible, parce qu’il n’y a pas de visage. Et c’est cohérent puisqu’il n’y est question que de personnages qui ont perdu ou sont en train de perdre leur humanité. La rareté ou l’absence de visage dans Dark Souls reflète la rareté ou l’absence d’humanité dans les terres de Lordran. Je laisse de côté ici les choses qui n’ont même pas de tête, comme ces créatures noires et minérales, les démons de titanite, êtres acéphales dont le coup tranché laissent apparaître, gravées dans l’entaille, les lettres d’une langue inconnue.
Tous les visages ou presque sont dissimulés dans Darks Souls, sous un voile, sous un capuchon, sous un heaume ou sous un casque, derrière un masque ou sous un chapeau, comme le maître sorcier Logan avec son immense galurin. Il fait partie de ces personnages dont on ne voit pas, de fait, le visage, et dont on sait par ailleurs qu’ils le dissimulent volontairement. Logan est un misanthrope qui veut s’isoler du monde, la gardienne du feu d’Anor Londo veut cacher la difformité de sa face.
quelaan dark soulsD’autres visages ne sont pas dissimulés mais il leur manque la flamme d’un regard : Quelaan, la fille-araignée, a les yeux clos, d’abord parce qu’elle est en train de prier mais peut-être aussi parce qu’elle n’a plus la force de les ouvrir ; le visage du vieux forgeron André, plongé dans la pénombre, se réduit à des attributs éclatants, sa barbe et sa longue chevelure blanche ; on ne distingue ni le regard de Laurentius sous sa capuche de pyromancien, ni celui du marchand en kimono du Bourg des Morts-vivants, si proche de l’état de carcasse que ses orbites sont vides.
Il y a bien quelques visages nus, quelques visages humains avec un regard humain dans Dark Souls, mais ils sont si génériques et rigides qu’on en viendrait à les prendre pour des masques. Le visage du jeune sorcier Griggs de Vinheim est inexpressif, celui du clerc interlope, Petrus de Thorolund, est renfrogné, le regard du Guerrier Découragé est désespérément vide, et l’on devine juste un petit sourire narquois sur le visage du chauve et glabre Patches. Les développeurs ont d’ailleurs jugé ces visages si peu importants qu’ils ne se sont même pas donnés la peine d’en animer les lèvres lors des séquences de dialogue. Parti pris esthétique ou flemme, cette fixité contraste étrangement avec la qualité remarquable des voix des personnages et renforce chez le joueur le sentiment de se trouver dans une situation artificielle de jeu. Le « réalisme » et la sacro-sainte « immersion » dont on nous rebat les oreilles ne semblent pas être l’affaire de Dark Souls.
Le seul visage que l’on perçoive en toute clarté, le seul visage bienheureux et souriant sans équivoque, le seul visage qui mériterait le nom de visage est celui, irradiant la bienveillance et le réconfort, de la princesse Gwynevere… et c’est une illusion. Dark Souls est le jeu de la plus grande méfiance à l’égard de la tyrannie occidentale du visage, le visage-leurre de la Madone, le visage-humanité de la personne. Sur les terres de Lordran, le visage et l’humanité ne sont rien d’autre que des fictions aussi jumelles que transitoires.

Dark Souls Lucas


Dark Souls, développé par From Software.
Illustration de l’article : Lucas Margolliet