Fanfictions : reprendre et continuer les séries télévisées

Comment le fan de séries télé utilise-t-il l’univers de référence pour reprendre des personnages ou former de nouvelles intrigues ? D’où vient le sentiment d’appartenance à un univers de fiction ? Un dossier consacré aux fanfictions de ces séries télé qui n’ont jamais connu d’épilogue.

Twin peaks meta

Introduction

    On situe souvent le début des séries télévisées modernes aux années 50, avec I love Lucy, série produite et diffusée par CBS, première sitcom de l’histoire de la télévision. En 1952, c’est Dragnet qui donnera l’exemple aux futures séries policières. Walt Disney fut le premier grand studio de cinéma à signer avec la télévision; les 78 épisodes de la série Zorro, qui démarra en 1957, sont toujours diffusés de nos jours en France. Avec Disney, c’est toute une génération de fans habitués à suivre leurs personnages favoris sur plusieurs supports (dessins animés, bande-dessinée, littérature…) qui allait logiquement s’adapter à la récurrence des personnages de séries télévisées.

Depuis, plusieurs chercheurs se sont penchés sur la question de l’intimité entre les fans et leur série télévisée. Ien Ang écrit en 1985 sur le phénomène Dallas1, et rapporte dans son étude les témoignages de femmes qui ont suivi la série. Ces dernières insistent sur le caractère « réaliste » de Dallas; pour elles, les personnages auraient pu réellement exister : elles imaginaient les croiser dans la rue ou les côtoyer2.

"I love Lucy"
« I love Lucy »

De fait, les publications plus récentes d’auteurs comme Vincent Colonna, Martin Winckler, François Jost, Alain Carrazé et Sarah Hatchuel, ou Brett Martin aux Etats-Unis, reviennent toutes sur l’importance du personnage de série télévisée. Sa construction est en effet l’une des conditions de l’attachement du spectateur à la fiction, et l’une des raisons pour lesquelles il lui est si difficile de « quitter » une série lorsqu’elle se termine.

Il est évident que des bons personnages sont les principaux garants d’une bonne histoire, qu’il s’agisse d’une série télévisée, d’un roman ou d’un film. Mais à la différence des personnages de papier ou de grand écran, les personnages de séries s’invitent directement chez nous, dans notre salon, et s’attardent pour un moment.

J.R Ewing de "Dallas"
J.R Ewing de « Dallas »

L’avènement d’Internet a amené de nombreux fans à s’essayer aux fanfictions. Afin de traiter de ces productions sous un angle plus précis, j’ai choisi de me concentrer sur les fanfictions produites à partir de contenus inachevés ; des séries prématurément arrêtées, et dont les intrigues n’ont jamais été bouclées. Cela pour deux raisons. La première étant que le matériau de base était si large (il faut voir les fanfictions produites par les fans de Star Trek ou de Buffy contre les vampires) qu’il fallait opérer un tri dans l’étude de ces productions écrites. La deuxième est la conséquence d’une réflexion personnelle à la lecture de fanfictions écrites après l’arrêt brutal d’une série. En effet, comme j’y reviendrai plus bas, il me semble que la série télévisée, à la différence du roman ou du film, subit la pression du temps qui passe. Les personnages vieillissent, l’intrigue se fatigue parfois. Ces personnages évoluent dans des micro-mondes dont le cycle est semblable au nôtre, et dont la fin est également inéluctable. Pour les fans d’une série qui s’arrête, le dernier épisode précède souvent une période qui s’apparente à une période de deuil. Et celle-ci est d’autant plus difficile à gérer lorsque la disparition est inattendue.
Il me semble donc que les écrits produits dans ces cadres particuliers sont la quintessence de la fanfiction, à savoir qu’ils apparaissent dans un moment de frustration intense, et sont motivés par un désir presque frankensteinien de faire revivre des personnages disparus trop tôt. C’est cet aspect presque désespéré de la fanfiction qu’il m’intéressait d’explorer plus avant.
Dans un premier temps, j’introduirai rapidement la série télévisée ainsi que le phénomène des fanfictions, cela afin de situer plus précisément les propos qui suivront. Je reviendrai ensuite sur les raisons principales de l’attachement des spectateurs aux personnages de fiction. Dans le contexte des séries télévisées, je développerai l’idée de deuil après le dernier épisode, et enfin l’apport des fans à leur univers fictionnel de référence. J’ai choisi, toujours pour cloisonner la recherche, de concentrer ces fanfictions sur les séries Jericho, The 4400 et Twin Peaks. Pour cette dernière, la saison 3 ayant été récemment annoncée (en mai 2015 par la chaîne Showtime), j’ai pris en compte les vingt-cinq ans qui ont suivi la dernière diffusion américaine, le 10 juin 1991.
Je termine cette introduction en expliquant mon choix de traiter des fans de séries télévisées, et spécifiquement de ces fans investis dans la création. Si mes propres activités de « fan » se limitent au visionnage intensif de séries et à l’exploration -par la lecture surtout- de certains univers au-delà de leur diffusion à la télévision ou sur internet, je fais partie de ces consommateurs difficilement rassasiés de séries, consommateurs avertis cependant, et très conscients notamment de la manière dont ces contenus sont structurés d’un point de vue narratif. Ces connaissances et cet intérêt pour la série télévisée m’ont amenée à me poser la question de la communauté de fans qui gravite autour d’elle. En tant que scénariste, je m’intéresse en effet fortement à la façon dont les spectateurs s’approprient les univers fictionnels, et aux possibilités narratives que cela ouvre pour les auteurs.

I – ÉMERGENCE ET AVÈNEMENT DE LA SÉRIE TÉLÉVISÉE

Jusqu’aux années 1980 en France, il n’est guère considéré comme noble de regarder des séries télévisées, et encore moins de les analyser, si ce n’est en les comparant systématiquement au média auquel elles empruntent d’abord : le cinéma. Il faut attendre le début des années 2000 pour lire de premières études qui ne considèrent plus la série télévisée comme une sous-culture. J’assistais il y a peu à la soutenance de thèse d’un ami, Vladimir Lifschutz (Les séries télévisées : une lutte sans fin), soutenance durant laquelle il a été maintes fois souligné que le retard dans les recherches sur la séries télévisées se comblait peu à peu. On assiste en effet à des publications multiples sur le sujet, au sein de la sphère universitaire et au-delà. Certaines de ces publications sont souvent produites par des passionnés, ceux que Henry Jenkins appellent les « aca-fan », des auteurs chercheurs également fans du contenu qu’ils étudient – on peut dire que Jenkins lui-même appartient à cette catégorie… Cependant, le processus de légitimation des séries télévisées n’est pas encore tout à fait terminé. Il le sera définitivement lorsqu’il ne sera plus question de mentionner cette légitimation, lors de soutenances de thèses comme à chaque publication d’essais ou d’articles sur le sujet -c’est aussi le cas ici.
FantomasIl est commun de situer les origines de la narration sérielle au XIXème siècle, et plus précisément en 1836. C’est alors l’apparition du roman-feuilleton, publié par des auteurs de façon régulière, d’une semaine sur l’autre, dans les journaux. Honoré de Balzac a ainsi publié de cette façon certains de ses romans, comme Beatrix. Des feuilletons littéraires tels que Fantomas, écrit par Pierre Souvestre et Marcel Allain ont eu un succès phénoménal dans les années 1900, et des journaux comme Le Siècle devront majoritairement leur succès à ce type de publications. Déjà à ce moment-là, il arrivait que les éditeurs reçoivent les commentaires et demandes de lecteurs, auxquels les auteurs avaient accès et pouvaient choisir de répondre. Il est intéressant de supposer que les « fans » de ces romans-feuilletons auraient pu apporter des contributions directes aux fictions qu’ils lisaient. Il n’est pas exclu que ces déploiements d’univers d’une semaine sur l’autre aient inspiré de jeunes auteurs à l’époque, et créé le même sentiment de dépendance que la série télévisée de nos jours. Si ce n’est évidemment pas la question que je souhaite traiter ici, il est sans doute nécessaire de spécifier les raisons pour lesquelles cette notion de dépendance se vérifie bien dans le cadre de la consommation de séries télévisées. J’y reviendrai donc plus bas lorsque j’évoquerai la notion de « deuil ».
Le roman-feuilleton serait donc l’ancêtre de la série télévisée, débutée avec la diffusion de I love Lucy, qui lança le format tel qu’on le connaît encore aujourd’hui. Cette forme de narration différant en plusieurs points de celle d’un film ou d’un roman, l’écriture de scénarios de séries télévisées a donné également lieu à de multiples publications. Aux Etats-Unis, on récompense depuis 1944 les professionnels de la télévision lors des cérémonies des Golden Globes et des Emmy Awards.

II DÉFINITION DU FAN

1 – Qu’est-ce qu’une fanfiction ?
« La fanfiction est la matière noire de la culture : invisible pour le grand public mais incroyablement massive. » (Lev Grossman)
Tout d’abord, il me paraît important de revenir très brièvement sur le terme de « fan ». Longtemps lié à l’asservissement supposé des consommateurs au contenu médiatique de masse (mass medias) le fan est vu comme une personne victime de la stratégie des producteurs de contenus, qui utilisent le pouvoir attractif de leurs produits pour aliéner le grand public. Cette image du fan, qui paraît maintenant quelque peu surannée, pourrait s’apparenter à la figure plus récente du geek ou du no-life dans le domaine des jeux vidéos. Même si ces notions bénéficient elles aussi d’une nouvelle légitimité dans les travaux des chercheurs3, elles demeurent malgré tout bien ancrées dans l’imaginaire du non-fan, ou de tout étranger aux pratiques de spectateur ou de joueur. Henry Jenkins, toujours lui, contribua à l’évolution de cette image des fans, notamment en publiant en 1988 un livre sur les fans de Star Trek4.
La fanfiction est donc une forme d’activité du fan qui, pour aller toujours plus loin dans l’exploration d’un univers qui le passionne, mettra sa propre créativité au service d’une histoire ou d’un personnage. Le web documentaire Citizen Fan produit par FranceTV sur la question des fanfictions permet de se rendre compte de l’étendue du phénomène, et notamment depuis l’avènement d’internet.
Star-Trek-Needs-You-star-trek-5767060-300-396Il existe de multiples formes de fanfictions dans le domaine des séries télévisées. Certaines reprennent le cours de la série, d’autres s’affranchissent totalement de l’histoire et se concentrent sur des personnages secondaires ou inédits, parfois même sur des décors ou des objets. Le documentaire interactif Citizen Fan propose notamment de parcourir un musée virtuel où les collections de fans sont exposées par thèmes. Dans celui des séries télévisées, on repère les cosplays de Once upon a time (et nous retrouvons donc les fans de Disney…), des dessins de True Blood ou de Doctor Who. J’ai cependant choisi de m’intéresser aux productions d’histoires plutôt qu’aux reproductions de personnages, même si celles-ci témoignent également de l’attachement des fans à un univers. La production d’histoires, de spin-off, de préquels, suppose davantage le désir de continuer l’expérience de la série. Il me semble qu’il s’agit là d’actes créatifs extrêmement personnels, que les fans partagent certes avec la communauté, mais qui témoignent surtout d’un manque à combler. En ce sens, certaines productions de fans après l’arrêt prématuré d’une série me paraissent d’autant plus représentatives de cette période de deuil qui suit le finale. Nous reviendrons ici sur les cas Twin Peaks, The 4400 et Jericho.
2 – La communauté de fans
La rédaction de fanfictions, même publiées sur des forums publics, apparaît, nous le verrons plus bas, comme un acte très personnel, voire intime. Rebecca W.Black a repris le terme de James Paul Gee pour décrire le terrain de jeu des fans, les forums ou site de partage de fanfictions : elle les appelle des « espaces d’affinités ». Dans un entretien avec Henry Jenkins, elle décrit ces espaces comme des « sites d’apprentissage informel », notamment parce que les fans y échangent leurs informations et s’entraident sur l’écriture de leurs contenus. Certains cherchent constamment l’aval des autres fans, on lit d’ailleurs régulièrement sur les forums des demandes de commentaires, d’avis, voire des pistes pour de futures publications.
Il existe donc, malgré cet aspect intime de l’écriture, une communauté de fans autour de ces fanfictions, communauté de fans active et soucieuse de partager régulièrement du contenu. La page de présentation du Twitter du projet Enter the lodge, dont nous parlerons plus bas, est d’ailleurs représentative de cette idée de partage : il y est spécifié que le projet est écrit par des fans pour des fans. Les productions, souvent individuelles, parfois co-écrites à plusieurs, forment cependant un joyeux chaos si l’on entreprend de les lire dans l’ordre de leurs publications. Certains personnages apparaissent à différents endroits et sous différentes plumes, dans des situations similaires, mais leurs actions et leurs réactions face aux événements varient évidemment en fonction de l’auteur…
La fanfiction n’impose pas de cohérence par définition, puisqu’elle doit permettre à chacun de déployer son imagination comme il le souhaite. Elle ne respecte évidemment aucune loi narrative ou structurelle dans l’ordre de ses récits. C’est sans doute l’une des raisons pour lesquelles la rédaction de monologues intérieurs ou de réflexions sur les personnages est plus fréquente que la poursuite d’une saison complète, avec son lot d’intrigues, particulièrement dans le cas de séries avortées.
"Jericho"
« Jericho »

III – L’ATTACHEMENT DU FAN AUX PERSONNAGES ET À L’UNIVERS DU RÉCIT

1 – Pourquoi s’attache-t-on aux personnages de fiction ?
Je reprendrai ici plusieurs éléments déjà traités dans un précédent article sur le sujet. Dans le roman Saga de Tonino Benacquista, on suit le quotidien de quatre scénaristes recrutés pour écrire un feuilleton diffusé à des horaires improbables. Dans ces conditions, le producteur donne carte blanche aux auteurs, persuadé que de toute manière, personne ne regardera le résultat. Contre toute attente, le feuilleton devient un phénomène populaire. Mais lorsque les scénaristes choisissent, pour clôturer leur série, de tuer l’un des personnages principaux, l’hystérie des fans se retourne contre eux. « Personne ne peut soupçonner l’impact que peuvent avoir des personnages de fiction dans l’esprit des gens. » écrit Benacquista dans le roman -il est lui-même scénariste dans la vie.
Cette hystérie, tous les spectateurs y ont été plus ou moins directement confrontés. Je me souviens avoir déclaré à la fin de l’épisode des Noces pourpres de Game of Thrones : « Je ne regarderai plus jamais cette série. » Ce sentiment de trahison que provoque la disparition d’un protagoniste est d’autant plus violent que le spectateur s’est habitué à suivre la vie de ce personnage depuis plusieurs épisodes, plusieurs saisons parfois. Il le connaît bien, d’une certaine manière, et comme avec quelqu’un que l’on connaît, une sorte de familiarité à sens unique s’est installée.
Parce qu’un personnage est construit sur des bases physiques, sociales, intellectuelles auxquelles le spectateur est susceptible de s’identifier, ce dernier subit en effet ce que l’on appelle en littérature l’illusion référentielle5. Même s’il est conscient que ce qu’il voit n’est pas le réel, il retrouve dans les situations auxquelles il assiste dans la fiction des éléments de sa propre expérience. Ses angoisses, ses espoirs sont projetés sur un avatar qui lui ressemble avant tout parce qu’il est la représentation d’un être vivant. Il s’agit d’empathie, soit la capacité à reconnaître et à comprendre les émotions d’autrui. Empathie formée par les premières lectures de l’enfant, par les personnages des contes de fées, comme l’explique parfaitement Bruno Bettelheim dans sa Psychanalyse des contes de fées. De plus, l’utilisation des archétypes de personnages utilisés dans les contes étend notre capacité d’empathie à des caractères parfois bien loin de tout réalisme…
2 – Identification au héros, appartenance à l’univers du récit
Ce fort sentiment d’identification à un personnage est d’autant plus efficace dans la série télévisée qu’il s’impose dans le temps. C’est une réflexion qui revient souvent lorsque l’on discute de séries avec des spectateurs : « J’ai grandi avec… », « C’était l’époque de… » À la manière d’un morceau de musique, la série marque une période de la vie, et c’est sans doute la raison pour laquelle des plate-formes telles que YouTube regorgent de montages ou d’extraits d’anciennes séries, particulièrement de séries à destination des adolescents comme Le prince de Bel Air, Parker Lewis, ou Hélène et les garçons. Le fait est que nous grandissons avec des modèles, et que certains de ces modèles, pour toute une génération de téléspectateurs, nous viennent des séries.
Parker Lewis
« Parker Lewis ne perd jamais »

Aurélie Blot titre son livre « Héros en séries… et si c’était nous ? » et revient longuement sur les personnages qui ont marqué l’histoire de la télévision moderne, de Bree Van de Kamp à Dexter et Dr House. Nous pourrions ajouter Jack Shephard, figure du héros meneur par excellence -jusque dans son nom-, ou Walter White, qui appartient lui à une classe plus récente de héros que François Jost appelle, dans un passionnant essai, les « nouveaux méchants »6, des figures torturées que le public apprécie, admire parfois, pour lesquelles il ressent même de l’empathie, justement parce qu’on a pris soin de leur donner des faiblesses bien humaines.
François Jost insiste sur le fait que, « quel que soit le genre des séries, un principe unificateur l’importe sur tout : l’amitié ou l’amour. »7 Jean-Pierre Esquenazi affirme quant à lui que « si [l’implication affective] est souvent condensée par la relation [des spectateurs] avec un personnage particulier « préféré », elle ne s’y résume jamais : l’identification avec un personnage n’explique rien. C’est l’univers fictionnel qui est la source de l’attachement. »8 Vincent Colonna pourrait répondre qu’un personnage est de toute façon construit selon une somme d’indices émotionnels que le spectateur reçoit et interprète9. Ces indices émotionnels sont la condition du déclenchement de l’affection du public pour des personnages qu’il va étiqueter en fonction de ces indices comme étant « sympathiques » ou « antipathiques »(p.198) Ces étiquettes « toucheront le milieu des personnages principaux et s’étendront à tous les matériaux de l’histoire, personnages secondaires, petits rôles, objets et paysages » (p.201) Colonna dit encore sur le sujet que « les émotions produites par une histoire viennent de deux sources distinctes. Il y a celles vécues et exprimées par les personnages ; et celles que la mécanique de l’intrigue suscite en nous. » (p.206). Il complète plus loin en écrivant que « les états affectifs des héros ne sont pas négligeables, ils sont même indispensables comme on l’a dit ; mais ils ont besoin des émotions provoquées par l’action pour exister. » (p.208)
À la lumière des réflexions de ces différents auteurs, on peut convenir du fait que l’attachement du spectateur provient tout autant de l’identification au personnage que de l’appartenance de ce dernier à un univers fictionnel établi. La manière dont le personnage évoluera dans cet univers conditionnera la relation du spectateur avec cet univers et ses différents composants. Il paraît en effet difficile de baliser les sources d’attachement du spectateur à la fiction, car cela supposerait que la fiction soit découpée et les éléments qui la composent, isolés. La lecture des fanfictions fait cependant ressortir un net attachement premier au personnage plutôt qu’à l’environnement dans lequel il évolue -nous le verrons plus bas.
Cette sensation d’ancrage dans un univers peut également provenir de l’aspect réaliste de celui-ci, que François Jost évoque également. Plus la série se rapproche du réel, plus les personnages semblent accessibles, et plus l’identification et l’affection ressenties envers eux sont fortes.

"Breaking Bad"
« Breaking Bad »

Récemment, j’ai entendu quelqu’un dire en parlant de la fin de Downton Abbey : « C’est dur de quitter Downton… » Comme si le décor lui-même avait été ouvert, et que cette personne avait pu s’y balader librement. Dans une émission titrée « Ces émotions qui nous hantent », les chroniqueurs du podcast Des séries et des hommes ont choisi de revenir sur les souvenirs qui ont marqué leur vie de sériphiles. Le premier journaliste raconte le sien : le dernier plan d’une série de courts-métrage de films d’animation, qui faisait défiler tous les personnages de dessins animés accompagnés par une chanson. Il explique qu’à présent, lorsqu’il pense à la télévision en tant que divertissement, c’est à cela qu’il se réfère. C’est bien d’un souvenir d’enfance dont il est question avant tout, et il est certain que la plupart des gens qui ont grandi avec la télévision peuvent citer au moins un exemple qui ressemble à celui-ci.
Pour le fan d’une série, il y a donc l’attachement aux personnages, voire une empathie menant à l’identification, mais également un possible sentiment d’appartenance à l’univers des protagonistes, aux lieux qu’ils fréquentent, ainsi qu’aux thématiques plus générales abordées par une série.
Nous savons que l’addiction à une série télévisée dépend fortement de sa construction narrative. C’est à dire que les scénaristes utilisent des techniques censées accroître l’impatience du spectateur et son désir de découvrir la suite de l’histoire. Les cliffhangers (conditionnés en premier lieu par les coupures publicitaires pendant la diffusion d’épisodes à la télévision américaine) sont de ces techniques, et pas des plus discrètes.
En prenant en considération ces différentes causes possibles d’attachement du fan à sa fiction préférée, qu’elles soient conscientes ou impulsées par l’écriture (ce dont le spectateur est d’ailleurs très souvent conscient en réalité), on peut imaginer la violence de la séparation une fois ces personnages disparus et ces lieux éloignés. Ceci d’autant plus lorsque le visionnage de la série s’est étendu sur plusieurs mois, voire plusieurs années. Il y a cette idée de départ, suivie par une inévitable période de deuil.

3 – La fin d’une série et le deuil du fan
Les messages des fans après la fin prématurée de The 4400, annoncée par le producteur Scott Peters sur usanetworks.com, illustrent plutôt bien les réactions habituelles provoquées par l’annulation d’une série. Les réponses qui suivent le post de Scott Peters se ressemblent : « Je suis presque trop triste pour répondre », « Je suis sans voix », ou encore « Je suis si triste que c’est difficile d’exprimer le sentiment de perte. » Plus bas dans le forum, un fan poste la lettre qu’il avait adressée quelques temps plus tôt aux créateurs de la série. J’en traduit ici une partie :
« Comme je l’ai dit plus haut, je suis un étudiant très occupé, qui doit faire face à beaucoup de difficultés personnelles à cette période de sa vie. En-dehors de tout aspect politique, je dois avouer que je me reconnais dans le discours d’April Skouris à la fin de la saison 3, dans lequel elle dit à sa grande sœur qu’elle ne rencontrera jamais plus personne. « Je suis Tatie April la perdante, et c’est tout ce que je serai. » Ces mots m’ont touché en plein cœur. C’est ce que je ressens souvent en ce moment avec mes frères, qui sont tous deux de brillants docteurs et avocats. Dans la relation entre April et Diana, je reconnais les problèmes de jalousie et d’insécurité qui détériorent ma relation avec mes frères, particulièrement le plus âgé. Quand je me sens agressé par eux, ou que je suis en colère contre eux, j’essaie de me rappeler ce que Maia [un autre personnage de la série] disait : « Notre famille n’était pas si grande. Nous devons pardonner aux gens. »
Plus loin, le fan ajoute : « Je devais vous écrire parce que ma vie serait bien plus difficile – je serais considérablement plus désespéré- sans les 4400. »
Il me semble que l’état d’esprit de ce fan, qui se dit inspiré au quotidien par les personnages et leurs dialogues dans la série, correspond tout à fait à ce phénomène d’identification dont il était question plus haut. S’il apprécie tant Les 4400, c’est parce que les personnages et les situations lui rappellent les épreuves qu’il doit affronter dans sa propre vie. Par là, la série l’aide à les surmonter. Lorsqu’ils ne sont plus nourris par les modèles qu’ils ont formé à partir des protagonistes, les fans sont plongés dans une brusque solitude.
Clément Combes se réfère dans sa thèse au livre de Dominique Pasquier, et questionne la formation de l’identité du fan par le visionnage de séries. Dans le cas d’Hélène et les garçons par exemple, la série aurait « assisté les jeunes téléspectateurs dans leur compréhension du monde, l’apprentissage des relations amoureuses et des rôles sexués, domestiques et familiaux. » Enfin, toujours dans le web documentaire Citizen Fan, une fan de Castle, Vanessa, dessine les protagonistes de la série et affirme passer de cette façon « un moment en tête à tête avec eux ». On retrouve là encore ce désir de prolonger l’expérience d’une relation intime avec le personnage. Vanessa affirme également que ces créations lui permettent en quelque sorte de traiter l’addiction à la série en se la réappropriant.
La tristesse, mot qui revient plusieurs fois dans les messages des fans, est donc de l’ordre de celle que l’on peut ressentir après la perte d’une personne qu’il nous a semblé bien connaître. La fanfiction, dans ce cas-là, peut donc apparaître comme une étape nécessaire à la guérison après la blessure causée par une brusque séparation. Ainsi, si la fin de la série s’apparente à une forme de mort pour le fan, la production de fanfiction aussitôt la série arrêtée peut se rapprocher de la phase de fuite dans les étapes du deuil : lorsque le fan tente de ranimer les personnages en reprenant le contrôle de leur vie, là où elle a été abandonnée. Dans le cas de séries inachevées, nous sommes dans une configuration différente que lors de disparitions de personnages au cours d’un épisode. En effet, même si les morts violentes de protagonistes importants sont de plus en plus courantes et laissent des intrigues secondaires sans conclusion, ces morts surviennent au milieu d’un processus narratif qui ne cesse pas d’avancer : la mort du personnage elle-même est la conclusion de son arc narratif. Mais les personnages abandonnés lorsqu’une série s’arrête brutalement ne bénéficient même pas de cette mort narrative : leur intrigue flotte, inachevée. Le besoin des fans de reprendre cette intrigue est donc d’autant plus fort.
Mulder et Scully dans "The X-Files"
Mulder et Scully dans « The X-Files »

IV – L’APPORT DES FANS À L’UNIVERS DE RÉFÉRENCE

« Le fan ne fait pas que questionner, il apporte des réponses. Et en fournissant des réponses, il élargit la portée des histoires. »  Henry Jenkins

Au fil des interviews proposées par le documentaire Citizen Fan, on retrouve l’idée de « terreau de la créativité » que serait la fanfiction. À partir d’un matériau de base, les fans trouvent l’inspiration, s’essayent à l’écriture, au dessin ou au montage, une étape qu’ils n’auraient sans doute pas franchie sans l’aide du monde existant sur lequel ils s’appuient, ce qu’on appelle le canon, l’univers de référence. Le terme renvoie d’ailleurs bien à l’image de propulsion du créateur en herbe, qui n’osait pas franchir le pas. Les fans sont également rassurés dans leur entreprise par le fait que les autres lecteurs connaissent déjà les personnages et l’univers. Ils sont ainsi soutenus par la communauté, et apprennent dans une atmosphère bienveillante. Au-delà de leurs véritables talents de conteurs ou de dessinateurs, c’est la capacité à proposer de nouvelles interprétations de l’histoire qui intéresse la communauté. Ce qui ne veut pas dire que les fictions proposées dans ce cadre ne peuvent pas déplaire… Car, nous l’avons dit, la réappropriation de l’œuvre par les fans est avant tout un processus intime. Ils projettent ainsi leurs fantasmes et leurs besoins sur les personnages et leur tissent de nouvelles relations ou de nouvelles caractéristiques. Ils sont guidés en somme dans leur création par le désir et la frustration, deux sentiments qui conditionnent les rapports humains. Rapports qu’ils entretiennent, sous une forme unique et unilatérale, avec leurs personnages.
1 – La mise en scène des personnages : une nouvelle caractérisation
Lorsque l’on consulte le site fanfiction.net, qui réunit plusieurs milliers de textes de fans répertoriés par séries, on constate assez rapidement que les séries les plus fournies en fanfiction sont, pour la majorité, des séries terminées depuis longtemps (Charmed en tête avec plus de 13.000 textes, ou Sept à la maison et ses 1600 textes, ou encore X-Files (reprise depuis peu) et Xena), et celles qui n’ont pas connu de fins officielles (The 4400, Cougar Town, ou Mentalist avec 8900 textes).
On se rend très rapidement compte que les personnages sont au centre des écrits. Dans leur désir d’interprétation et de « décodage » profond des caractéristiques de leurs personnages favoris, les auteurs de fanfictions vont leur imaginer de nouvelles relations, développer certains de leurs traits principaux, ou au contraire fantasmer sur leurs désirs et leurs répulsions. C’est une nouvelle caractérisation des personnages qui se profile dans la plupart des fanfictions. Dans les interviews de Citizen Fan, une auteur de fanfiction, « Madoka- Ayu », déclare que lorsqu’elle écrit, elle est littéralement dans la peau du personnage. C’est donc une forme d’empathie très forte qui se met en place avec ces figures fictives que l’auteur de fanfiction s’approprie.
Pour rester dans le cadre de mes recherches sur les séries prématurément annulées, je suis allée lire certains des écrits de fans des 4400 sur le site fanfiction.net. J’ai tenté de dégager d’un côté les récits traitant avant tout d’un personnage, et d’un autre côté les récits se concentrant davantage sur l’avancée concrète d’une intrigue. On dira que l’un ne va pas sans l’autre dans le cadre d’une fiction, et a fortiori dans le cadre d’une série télévisée, mais il est évident qu’au-delà du fait que les auteurs de fanfictions sont rarement des professionnels, ils s’expriment sur un format qui supporte très bien le monologue intérieur ou la description d’un personnage et de son entourage.

"The 4400"
« The 4400 »

De cette lecture de 100 fanfictions sur la série The 4400 proposées sur le site (295 entrées le 14 janvier 2016, la dernière datant du 1er août 2013), j’ai retenu que 76 d’entre elles se concentrent sur un personnage ou plusieurs, soit sous la forme d’un texte centré sur les réflexions intimes d’un personnage (Impression), d’une rencontre, ou de l’entretien des liens familiaux ou amicaux (Shaun reaction to Danny’s death). Les autres textes proposent une intrigue inédite, ou la suite d’une intrigue soulevée par la série, et tenue de bout en bout, mais ils sont clairement moins nombreux. L’intérêt ici se porte bien sur les personnages, et les situations parfois périlleuses dans lesquelles les scénaristes les ont laissés ne semblent pas être au centre des préoccupations des fans : ce qui prédomine, c’est le tissage des relations entre les protagonistes, au détriment d’une intrigue plus construite.

2 – Les fanfictions de séries annulées : les cas Twin Peaks, Jericho et The 4400 

L’histoire de Twin Peaks prend place dans une étrange petite ville des Etats-Unis. À la suite de la découverte du cadavre de la jeune Laura Palmer, une enquête est lancée pour retrouver le meurtrier. Diffusée d’abord par la chaîne ABC le 8 avril 1990, la série est arrêtée après deux saisons, le 10 juin 1991. Dans le dernier épisode, le personnage de Laura Palmer dit à l’agent Dale Cooper : « Nous nous reverrons dans vingt-cinq ans. » Cette phrase énigmatique, qui conclue la série avant la résolution complète de son intrigue, a longtemps obsédé les fans, qui espéraient le retour de Twin Peaks à la date promise par le personnage. Retour longtemps démenti par son créateur et réalisateur, David Lynch, puis finalement confirmé en 2015 par la chaîne de télévision américaine Showtime. À l’époque de l’arrêt de la série, l’annonce d’une suite vingt-cinq ans plus tard, même avérée, n’aurait pas empêché les fans de continuer eux-mêmes leur exploration de l’univers de Twin Peaks. En effet, Internet n’étant pas encore accessible au grand public à l’époque, des fanfictions ont vu le jour dans des revues existantes, et certains magazines ont même été créés pour l’occasion. Parmi eux, Secrets of Twin Peaks, décrit comme « le seul fanzine consacré uniquement à la suite de l’histoire de la série » par le site Welcome to Twin Peaks, et qui publia cinq numéros. S’il est impossible de trouver des extraits de ce magazine sur Internet, twinpeaks.org confirme qu’on peut y lire un nouvel « épisode » de la série par numéro, des histoires sur le passé des personnages, des lettres, des commentaires, et des dessins originaux. Désormais, le site Welcome to Twin Peaks a repris le rôle de ces magazines en publiant des informations régulières sur la série. Même vingt-cinq ans plus tard, les fans continuent à publier autour de cet univers devenu véritablement culte.

L'un des numéros de "Secrets of Twin Peaks"
Le deuxième numéro du magazine « Secrets of Twin Peaks »

Mais c’est l’initiative d’un fan et aspirant scénariste, Emmett Furey, qui a retenu mon attention lors de mes recherches. Fatigué d’attendre l’arrivée hypothétique d’une saison 3 qui ne se confirmait pas, Emmett et Patrick Furey ont initié le projet Enter the lodge.
Ils ont ainsi créé les comptes Twitter d’une trentaine de personnages de la série, et égrainé l’histoire en temps réel, uniquement via le réseau social. Comme pour la plupart des nouvelles saisons, ils ont également inventé de nouveaux personnages. Tous ces protagonistes tweetent, discutent entre eux, mais peuvent également échanger avec les internautes. Twitter, comme l’explique les frères Furey, n’est cependant que le medium utilisé pour raconter leur histoire ; les personnages ne possèdent pas Twitter, puisque cette saison 3 prend directement la suite de la saison 2, en 1989.
Afin de faciliter la lecture du récit, un site Internet a également été ouvert. En plus du récapitulatif au jour le jour des tweets envoyés, les internautes peuvent lire des documents concernant Twin Peaks ou ses habitants. L’aspect quelque peu rudimentaire du site ainsi que son contenu rappellent le Blair Witch Project, dont les créateurs d’Enter the Lodge semblent s’être clairement inspirés.
Le projet n’a cependant pas été très suivi par les fans -le Twitter officiel comptait 2608 abonnés au 11 avril 2016. Le dispositif en lui-même en a peut-être rebuté certains, le décalage entre l’époque de la série et l’utilisation de Twitter pouvant gêner. Sans avoir pu tester en temps réel la mise en ligne des tweets et les échanges directs entre les personnages, il me semble avant tout que l’initiative d’Emmett et Patrick Furey a dépassé certaines limites en tentant de proposer une alternative directe et complète à la saison 3, plutôt qu’en laissant aux autres fans la liberté de s’imaginer leurs propres histoires parallèles. La faible implication des fans dans ce projet a sans doute de multiples origines, mais il me semble que le caractère très balisé de l’entreprise a pu rebuter d’autres fans, qui n’ont pas trouvé la place d’insérer le produit de leur propre imagination. Ainsi, le projet Enter the lodge, même s’il est l’initiative de fans, me semble sortir quelque peu du domaine strict de la fanfiction, en cela qu’il apparaît plus professionnel que les productions habituelles.

Twin Peaks
« Twin Peaks »

Le cas Twin Peaks est d’autant plus intéressant à étudier qu’il concerne, encore une fois, une série arrêtée il y a vingt-cinq ans. L’activité des fans a normalement tendance à s’étouffer à mesure que l’on s’éloigne du moment de la diffusion de l’ultime épisode. Après la période de deuil, l’attachement à la série se fait moins entier, il s’agira d’un attachement que l’on qualifiera de « plus raisonnable », de plus mesuré.
Du côté des 4400, série télévisée diffusée entre le 11 juillet 2004 et le 16 septembre 2007, dans laquelle on voyait revenir le même jour 4400 personnes portées disparues dans le monde entier, les fanfictions sont bien moins nombreuses, mais certaines répondent directement à la frustration causée par l’arrêt subit de la série. Un fan français a notamment proposé sa propre saison 5 en 2008, en langue anglaise. Sa démarche diffère de la grande majorité des autres fanfictions, car il a proposé ce qui ressemble presque à un séquencier. On sort dans ce cas-là de la fanfiction de type purement littéraire pour se rapprocher des codes narratifs du scénario. La production littéraire pouvant difficilement remplacer les images de la série, ce fan a choisi de présenter ce qui pouvait davantage lui rappeler le dispositif télévisuel.
Jericho raconte le destin des habitants d’une petite ville suite à l’explosion de plusieurs bombes qui les ont coupé du reste du pays. Forcés de vivre en autarcie, ils vont notamment devoir gérer les attaques de la ville voisine. Diffusée aux Etats-Unis entre le 20 septembre 2006 et le 25 mars 2008 sur le réseau CBS, la série est arrêtée après la saison 2, sur un cliffhanger plutôt efficace.
Comme pour les 4400, on retrouve la trace d’une fanfiction dédiée exclusivement à la suite de cette saison 2. La première publication de cette série de chapitres démarre le 2 mars 2009, soit un an après l’arrêt de la série. La dernière mise à jour date du 16 août 2014. Heather, l’un des personnages centraux de la série, atteint les 83 ans et meurt tranquillement aux côtés du personnage principal, Jake. Cette fanfiction propose donc une véritable clôture de l’intrigue, remplaçant ainsi le vide laissé par le suspens de la saison 2 inachevée (même si Jericho a connu une suite alternative sous la forme de comics écrits par plusieurs scénaristes de la série originelle). Les dernières fanfictions de Jericho illustrent une autre des grandes tendances de la fanfiction : le dialogue, qui, comme le séquencier du fan des 4400, rappelle le média initial. Dans ce cas-là, les histoires se présentent sous la forme d’une série de lignes de dialogues entre deux ou trois personnes, avec très peu de descriptions.
Il est intéressant également de constater que, à la différence de The 4400 dont les publications ont cessé en 2013, les dernières fanfictions de Jericho sur le site fanfiction.net sont datées du 13 avril 2016, et sont régulières depuis 2006. Sans doute la série de comics y est-elle pour quelque chose, puisque les fans ont continué à être « nourris » par des contenus externes, même si la publication a cessé en 2011. La série ne comportant que deux saisons, on peut imaginer que le matériau de base, les personnages et les conflits proposés par les scénaristes suffisent encore à nourrir les imaginations.

Conclusion

La forte dépendance des fans à l’univers d’une série télévisée et l’apport non négligeable de ces mêmes fans au matériau de base ne peuvent que motiver l’apparition de contenus transmédiatiques. Le site Dawson’s Desktop, auquel Henry Jenkins consacre tout un chapitre de son livre10, témoigne de la conscience qu’ont les producteurs de l’intérêt des spectateurs pour de telles propositions – le transmédia se base d’ailleurs sur ce rapport entre les fans et un univers de référence.
L’observation des fans et de leurs créations permet d’envisager de nouvelles manières d’inclure les communautés dans des dispositifs proposant un volet participatif. Il me semble cependant important de considérer que les spectateurs concernés par des contenus de type marketing transmédia impulsés par une chaîne ou une production entre deux saisons d’une série télévisée ne sont sans doute pas les mêmes que ceux qui publient régulièrement sur les sites de fanfictions. La plupart des contenus transmédia censés faire la promotion d’une série télévisée, ou combler l’attente entre deux saisons, n’offrent qu’un semblant de liberté et de créativité. Le « terrain de jeu » est délimité par des règles, qui parfois empêchent le débordement d’imagination – certains showrunners goûtent sans doute moins que d’autres la réutilisation de leurs personnages et de leurs univers par les fans. Or la fanfiction, nous l’avons vu, découle avant tout du désir de se réapproprier le contenu originel. Il faudrait donc réfléchir à une manière de faire participer les auteurs de fanfictions différemment, de façon à leur offrir le champ de manœuvre qu’ils réclament.
Il serait également intéressant de considérer le changement des habitudes de consommation de la série télévisée. Alors que les fans de Dallas évoluaient et vieillissaient en même temps que les personnages de leur série, le streaming, des pratiques comme le binge watching, favorisées par des plate-formes telles que Netflix changent notre rapport à la série. La vie du téléspectateur, ou plutôt son évolution en tant qu’individu, ne sont plus étroitement liés au déroulement de la fiction et à l’évolution des personnages.
Il n’en demeure pas moins que les séries de qualité sont de plus en plus nombreuses. L’apparition de personnages toujours mieux caractérisés, le soin apporté à l’esthétique et à la symbolique des images, et les formes d’écritures toujours plus audacieuses supposent que la série télévisée gardera malgré tout son potentiel addictif, et que les fans ne manqueront pas d’univers à partir desquels déployer leur imaginaire.

Merci à Lucien Perticoz, docteur en sciences de l’information et de la communication, pour ses précieux retours sur cet article.


1 ANG Ien. Watching Dallas : Soap Opera and the Melodramatic Imagination, 1985.
2 N’ayant pu trouver le livre de Ien Ang sur Internet, je me suis basée sur les informations données par Jean-Pierre Esquenazi dans son livre Les séries télévisées, l’avenir du cinéma ? Ainsi que sur l’article de Ien Ang Television fictions around the world : melodrama and irony in global perspective, consulté le 14.01.2016
3 Je pense à Mathieu Triclot et sa Philosophie des jeux vidéo, Vincent Berry avec L’expérience virtuelle : Jouer, vivre, apprendre dans un jeu vidéo et surtout Franck Beau avec Culture d’Univers : Jeux en réseau, mondes virtuels, le nouvel âge de la société numérique, parmi les livres que j’ai eu l’occasion de lire et qui ne remettent jamais en cause la légitimité du statut de geek ou de fan de jeux vidéo.
4 JENKINS Henry. Star Trek rerun, reread, rewritten : Fan writing as textual poaching.
5 Terme utilisé par Michel Riffaterre dans son article L’illusion référentielle, Columbia Review, 57 (2), 1978.
6 JOST François. Les nouveaux méchants, quand les séries américaines font bouger les lignes du Bien et du Mal. Paris, France : Bayard Editions, 2015.
7 JOST François. De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? Paris, France : CNRS Editions, 2011, p. 35
8 ESQUENAZI Jean-Pierre. Les séries télévisées, l’avenir du cinéma ? Paris, France : Editions Armand Colin, 2010, p.35.
9 COLONNA Vincent. L’art des séries télé 1, l’appel du happy end. Paris, France : Editions Payot & Rivages, 2010.
10 JENKINS Henry. La culture de la convergence, des médias au transmédia. Paris, France : Editions Armand Colin, 2014, 332 p.

Bibliographie

BLOT Aurélie. Héros en séries… Et si c’était nous ? Paris, France : Editions Plon, 2013, 177 p.
CARRAZÉ Alain. Les séries télé, l’histoire, les succès, les coulisses. Paris, France : Hachette Livre, 2007, 286 p.
COLONNA Vincent. L’art des séries télé : Tome 1, L’appel du happy end Paris, France : Editions Payot & Rivages, 2010, 400 p.
COLONNA Vincent. L’art des séries télé : Tome 2, L’adieu à la morale Paris, France : Editions Payot & Rivages, 2010, 395 p.
DOUGLAS Pamela. Writing the TV Drama Series: How to Succeed As a Professional Writer in TV Etats-Unis : Michael Wiese Productions, 2011, 288 p.
ESQUENAZI Jean-Pierre. Les séries télévisées : L’avenir du cinéma ? Paris, France : Editions Armand Colin, 2010, 218 p.
JENKINS Henry. La culture de la convergence – Des médias au transmédia Paris, France : Editions Armand Colin, 2014, 332 p.
JOST François. De quoi les séries américaines sont-elles le symptôme ? Paris, France : CNRS Editions, 2011, 62 p.
JOST François. Les nouveaux méchants Paris, France : Bayard Editions, 2015, 282 p.
MARTIN Brett. Des hommes tourmentés : L’âge d’or des séries Paris, France : Editions de la Martinière, 2014, 477 p.