Introduction au quatrième mur

Briser le quatrième mur, c’est traverser la frontière qui sépare le réel de la fiction. Pourquoi et de quelle manière l’écrivain et le cinéaste décident-ils d’affranchir les personnages de leurs chaînes fictionnelles ?

great train robbery 2

Lorsque les personnages sortent du contexte fictionnel pour s’adresser directement au lecteur ou au spectateur, ils avouent être conscients de leur statut de personnage. Introduction au principe du quatrième mur.


La distance entre les spectateurs et la représentation

Le terme de quatrième mur est né au théâtre. Au XVIIème siècle, on s’interroge sur les mutations du théâtre contemporain, et notamment sur la manière dont la tragédie et la comédie peuvent emprunter l’un à l’autre. Pour susciter l’émotion du spectateur, il faudrait à la fois de cette distance imposée par la tragédie ancienne, et de cette proximité privilégiée par la comédie. Pour favoriser le rapprochement entre le spectateur et la représentation, on commence à s’intéresser au réalisme, pour être au plus proche d’une représentation de la vie.

C’est ainsi que naît la notion de quatrième mur, qui doit avoir pour effet de provoquer l’émotion du spectateur en le séparant, paradoxalement, de la scène. En choisissant d’ignorer le spectateur, les comédiens se déplacent sans être contraints de faire face au public. Dès lors que le rideau se lève sur la représentation, un autre se dresse métaphoriquement entre le public et la scène. Ce quatrième mur donne un cadre à la fiction, et permet à l’auteur de codifier un univers qui sera dès lors entièrement accepté par le spectateur, puisqu’il en est exclu. Mais cette notion de quatrième mur au théâtre est avant tout question d’appartenance à deux écoles de jeu et de mise en scène : le réalisme ou l’imitation.

« Imaginez sur le bord du théâtre un grand mur qui vous sépare du parterre ; jouez comme si la toile ne se levait pas. » Denis Diderot

En littérature ou au cinéma, ce quatrième mur est physique; c’est la page, ou l’écran. La distance est effective, et la conscience du lecteur ou du spectateur indépendante de sa position physique.
Nous laisserons donc le théâtre de côté, pour nous intéresser principalement au quatrième mur dans le cadre cinématographique.

Pourquoi briser le quatrième mur ?

Il pourra s’agir d’un simple regard caméra, d’une réplique ou d’un geste destinés directement au spectateur. Briser le quatrième mur peut être utilisé comme ressort comique, fantastique, ou esthétique. Le spectateur sera, selon la situation, séparé ou rapproché de la fiction. Dans tous les cas, briser le quatrième mur est un acte brutal, souvent surprenant, rarement gratuit.

The great train robbery (Le vol du grand rapide), réalisé par Edwin Stanton Porter et Wallace McCutcheon en 1903, a marqué les esprits de l’époque. Un plan en particulier (le dernier dans la version ci-dessous) déclenchait de vives réactions chez le public encore peu habitué aux artifices cinématographiques.

Dans ce dernier plan, un bandit incarné par Justus D.Barnes adresse un regard franc au spectateur, avant de le viser avec son revolver, et de tirer.
Le spectateur participe directement au pillage du train, il y est même sacrifié. La fumée qui s’échappe de l’arme du tireur se mêle à l’effet extradiégétique de la pellicule vieilli, donnant ainsi une dimension presque concrète à l’explosion de ce quatrième mur.
En 1903, ce type de plan favorisait l’immersion du public, qui ressentait les premiers frissons cinématographiques. De nos jours, un tel procédé n’aura plus les mêmes effets. Il sera considéré comme une proposition de mise en scène, justifiée ou non.

Dans quel but le personnage s’adresse-t-il au spectateur moderne ?

D’abord, et de manière générale, pour le renvoyer à son statut de spectateur. Si le personnage est conscient de sa position, et le déclare, le spectateur est lui aussi forcé de prendre du recul. Il s’opère un phénomène de distanciation par rapport à l’objet fictionnel, qui permet au spectateur une introspection immédiate. S’il ne peut plus ressentir de réelle empathie pour le personnage, qui n’en est plus tout à fait un puisqu’il est sorti du cadre de sa représentation, la disparition de ce quatrième mur incite à l’analyse. Sans barrières entre réalité et fiction, le spectateur considère plus facilement une mise en parallèle.

Au début du film Ed Wood, réalisé par Tim Burton, le personnage de Criswell (Jeffrey Jones) s’adresse au spectateur pour introduire l’histoire qui va suivre :

Dans cette introduction, Criswell joue son rôle de présentateur -ce que le « vrai » Criswell était effectivement- et présente la fiction dans laquelle il sera lui-même personnage. Une mise en abîme à la fois esthétique et narrative, qui a le mérite de présenter l’univers d’Ed Wood (et de Tim Burton…) en une minute, tout en introduisant le récit comme un conte. Nous reconnaissons les codes du conte de fées (« il était une fois… »), mais également ceux de la présentation de programmes auxquels la télévision nous a rapidement habitués. Cette introduction est considérée indépendamment du reste du film : on constate que le générique la succède, renforçant encore sa fonction de prologue.
Loin d’éloigner le spectateur de la fiction, elle le plonge directement au coeur de la narration, en le préparant à ce qui va suivre. Le fait même que le personnage de Criswell soit un voyant peut également sous-entendre que l’histoire d’Ed Wood est soumise à la crédulité de ceux qui vont l’entendre. À vous de voir si vous voulez définitivement briser le quatrième mur…
Ici, ce quatrième mur favorise l’immersion du spectateur moderne.

Tout comme la fameuse intro du film Orange Mécanique réalisé par Stanley Kubrick, et le long, angoissant regard d’Alex, qui s’adresse, en voix off, directement au spectateur.
Le procédé est en effet régulièrement utilisé pour appuyer le déséquilibre mental d’un personnage.
Le regard d’un Alex ou d’un Norman Bates aggrave métaphoriquement leur folie -s’ils sont conscients de la présence d’un spectateur, c’est qu’ils sortent de la fiction, et donc du monde auquel ils sont censés appartenir.
Ce regard direct renvoie également le spectateur à sa propre démence, à sa crédulité de spectateur dérangé par le regard d’un simple personnage.
Enfin, le malaise suscité par le regard caméra d’un personnage considéré comme fou, et donc potentiellement dangereux, est accentué par l’apathie du spectateur, qui assiste aux actions du personnage sans pouvoir les influencer.
Le regard caméra devient une démonstration de la toute-puissance de la fiction.

Dans cette introduction, on pourrait deviner Kubrick invitant le spectateur à se faire sa propre opinion sur les évènements auxquels il va assister. Le personnage d’Alex prend le spectateur à témoin. On retrouve ce procédé, beaucoup moins subtil, dans Lord of War.

Dans tous les cas, briser le quatrième mur revient à prendre en compte la présence du spectateur. Dans la majorité des cas, il fonctionnera comme une invitation à entrer dans le récit, en ouvrant symboliquement les portes d’un univers (Ed Wood). Il offrira à ce même spectateur une autre illusion : celle de pouvoir se faire son propre jugement sur le personnage (Orange mécanique, Lord of War). En se plongeant artificiellement dans le regard du personnage, le spectateur s’en rapproche. Il pénètre curieusement dans son intimité, justement parce que le quatrième mur est abattu.

Les raisons de briser le quatrième mur sont donc multiples, et dépendent tout autant de la volonté du créateur que de la réception du spectateur.

Pour aller plus loin, découvrez le portrait de ces personnages qui ont brisé le quatrième mur.

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