Jeux de rôles : les mondes imbriqués

Par rapport au cinéma, à la littérature où aux jeux vidéo, le jeu de rôle entretient un rapport différent à la diégèse. Deux niveaux de réalité y sont imbriqués de manière aussi indissociable que les deux faces d’une même pièce.

JdR théorie meta

Le jeu de rôle sur table est une expérience particulière, qui fait coïncider en continu plusieurs niveaux de réalité. Le Meneur de jeu comme les joueurs interviennent en même temps à l’intérieur et à l’extérieur de la fiction. C’est ce qu’on appelle l’intra et l’extradiégétique, ce qui relève ou non de la diégèse : la chose racontée. Concrètement l’univers d’une œuvre, son histoire, ses personnages, la réalité qui est la leur sont des éléments intradiégétiques; au contraire les mécanismes de la narration, son format et la fiction en tant que telle sont des éléments extradiégétiques.


Croire à l’illusion

Toute fiction est une illusion qui cherche à faire croire en elle. C’est pourquoi l’écrasante majorité des œuvres se limite au niveau purement intradiégétique, à ce qui se passe dans l’univers du récit. S’assumer comme une non-réalité face à un spectateur ancré physiquement et mentalement dans le monde réel (et donc potentiellement distrait par mille stimuli qui l’extrairont de la fiction), briser le « quatrième mur », c’est prendre le risque de casser l’engagement du spectateur vis-a-vis du récit et de ses enjeux. Pour le dire plus simplement, le spectateur ne sera « plus dedans » et du devenir de l’histoire il n’aura plus rien à cirer car il aura été éjecté du monde de la fiction. (C’est le principe du cinéma-popcorn qui se regarde en rigolant et en discutant du film avec ses amis, sans y croire une seconde. Ce qui, dans le cas des films d’horreur, les rend parfois plus faciles à regarder qu’on s’en détache franchement.)
Dans un film, l’individu à l’écran doit être identifié comme personnage et non comme acteur. Tout le talent d’un bon comédien (fut-il célèbre) est de faire oublier qu’il est, justement, un comédien. Le mauvais acteur ruinera la fiction en laissant apparaître les ficelles du récit, ce qui amènera le spectateur à une prise de distance instinctive avec l’ensemble de l’œuvre aussi sûrement qu’une faute d’orthographe dans un roman. A la fin de The dark knight rises1, le décès ridicule du personnage de Marion Cotillard fut salué par une salve d’applaudissements dans ma salle de cinéma, rappelant à tous l’illusion du cinéma. En un instant, la piètre performance de l’actrice détruisit toute la tension dramatique accumulée, et le climax final s’effondra dans les éclats de rire.
De nombreuses œuvres ont pu jouer avec ce principe et briser à dessein le « quatrième mur » dans un objectif stylistique ou pour faire passer un message. Dans le Fight Club2 de David Fincher, c’est au moment où Tyler s’adresse au public face à la caméra pour une tirade dont il a le secret que vacille l’illusion. Alors qu’il nous assène directement sa vision du monde, la vibration de l’image laisse apparaître brièvement la pellicule sur le bord de l’écran. À ce moment, Fight Club réussit le tour de force paradoxal de s’adresser à nous en tant que spectateurs pour nous engager personnellement dans son message nihiliste… tout en s’assumant comme une fiction ! Puis, Tyler retourne à ses occupations. L’image se stabilise et l’illusion reprend le dessus.


Pour ne pas se tirer une balle dans le pied, les œuvres qui décident de jouer sur les différents niveaux de diégétique se condamnent à l’excellence (comme c’est le cas de Fight Club). Mais ces exemples restent tout de même très minoritaires, et l’essentiel des univers de fiction cherchent à nous plonger dans leur réalité propre. Et tous les moyens sont bons ! Salles obscures, bandes sonores de romans et bientôt casques de réalité augmentée pour les jeux vidéo; l’illusion se perfectionne pour atteindre une crédibilité jamais égalée, favorisant ainsi la sacro-sainte immersion.

Le cas des jeux de rôle

Le jeu de rôle « papier » est un jeu de société narratif qui se pratique à plusieurs. Et comme la présentation détaillée du concept n’est pas le sujet du présent article, je vous renvoie si vous ne connaissez pas, vers cette belle vidéo de présentation de JdRTV.
Reprenons. Par rapport au cinéma, à la littérature où aux jeux vidéo, le jeu de rôle entretient un rapport différent à la diégèse. Deux niveaux de réalité (minimum) y sont imbriqués de manière aussi indissociable que les deux faces d’une même pièce. L’un et l’autre cohabitent tout au long de la partie.

L’univers du jeu (roleplay) est la face intradiégétique. C’est ce que tous les joueurs acceptent comme constituant de la fiction : les personnages, leur monde, son histoire, ses enjeux…

La règle du jeu en tant que jeu (gameplay) est la face extradiégétique. Ce sont les leviers qui permettent le fonctionnement de la partie comme dans n’importe quel jeu de société (jets de dés, feuilles de personnages…) mais aussi les règles sociales qui sous-tendent l’assemblée des joueurs (autorité du meneur sur la fiction, rôle de chacun…). Ce sont les ficelles qui fixent le cadre dans lequel on créé la fiction.

Attention ! Si je précise de la règle qu’elle ne concerne le jeu « qu’en tant que jeu », c’est qu’on ne parle alors que des règles externes à l’univers. Une règle comme « Il est interdit d’entrer au palais avec une arme » n’a de sens que dans l’univers du jeu, c’est une règle intradiégétique établie par des personnages de cet univers, pour répondre à des enjeux de cet univers. Au contraire, une règle comme « Un score de 10 en Bluff donne droit à un bonus en Déguisement » n’a aucun sens dans l’univers du jeu. C’est une ficelle extérieure, extradiégétique, qui permet au jeu de fonctionner. C’est une règle du jeu et pas une règle dans le jeu.
Tous les jeux de rôles (ou presque) sont conçus comme l’articulation de ces deux niveaux de réalité : un monde fictif et un ensemble de lois visant à permettre l’interaction des joueurs avec ce monde. L’immersion dans la diégèse s’accommode comme elle peut de cet ensemble d’éléments hors-fiction qui ne sont pourtant pas hors-jeu. Cette particularité provoque souvent des cassures incontrôlées de l’immersion, un peu comme si Brad Pitt (et non Tyler) s’arrêtait au milieu de sa tirade pour jeter un dé de charisme !
Le jeu de rôle est – dans son essence même – un jonglage constant entre l’intra et l’extradiégétique. On veut favoriser l’immersion sans délaisser les règles du jeu. Faire une pause XP a la fin d’un combat n’est « pas roleplay », ni évoquer ses caractéristiques de personnage par la bouche de celui-ci. « Salut gente damoiselle, que diriez-vous d’une promenade au bras d’un altier gentilhomme fort bien pourvu d’un admirable 22 en Prestance par Mère Nature ? » Il ne s’agit pourtant pas de rejeter les règles du jeu, qui sont les seules garantes objectives de la bonne marche des événements, et des capacités de chacun sur un étalon commun. Sans compter que, justement, le principe du jeu est d’incarner des personnages différents de nous, et que les règles permettent de simuler la force herculéenne, l’intelligence hors-norme ou le charisme d’Apollon des personnages, ou l’inverse, sans considérer les qualités et les défauts réels des joueurs.

Narration, simulation et immersion

Le débat éternel entre les « simulateurs » passionnés de règles exhaustives et les « narrativistes » préférant les histoires libres d’entraves n’est pas nouveau. Pourtant, cette dualité entre « roleplay » et « gameplay », entre l’intra et l’extradiégétique, ne doit pas être vécue comme une opposition ! Les deux coexistent de toute façon, et l’immersion dans le jeu de rôle n’est possible que dans leur association. Pas de marionnette sans marionnettiste; pas de marionnettiste sans marionnette.
Lorsqu’on est Meneur de Jeu, imposer ses vues n’est pas une bonne idée. Et je sais de quoi je parle puisque j’ai souvent poussé mes joueurs vers un style très narratif. Très peu regardant sur les règles, j’avais tendance à les outrepasser allègrement pour orienter mon histoire et construire un univers que je voulais très immersif. Mais voilà : à force de voir leurs actions soumises à mon seul bon vouloir (et pas aux règles, références communes) mes joueurs ont fini par se sentir bridés, guidés comme des marionnettes. J’avais, en voulant gommer le cadre du jeu, brisé la confiance dans l’univers et donc l’immersion dans le jeu. Soit l’exact inverse du résultat poursuivi.
Ni le meneur ni les joueurs ne jouent seuls. L’immersion naît d’un équilibre subtil entre l’intra (parlé médiéval, musique d’époque…) et l’extradiégétique (odeur de feutre velleda, table de jeu, feuilles de personnages…), qui cohabitent à chaque instant. Cet équilibre est intimement lié aux attentes de chaque table, il faut en discuter, essayer, innover de temps en temps, et ne pas oublier de faire plaisir à tout le monde. Car dans le jeu de rôle comme dans la vie : toute relation est faite de compromis.


The dark knight rises, film réalisé par Christopher Nolan – 2012
2 Fight Club, film réalisé par David Fincher – 1999

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