La chair du personnage

Pourquoi s’attache-t-on à des personnages de fiction, que nous apporte ce sentiment à sens unique, et comment fonctionne-t-il ?

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« Je ne ressens pas le moindre iota de culpabilité, pas une seconde il m’est arrivé de regretter ce que nous avons fait, je n’ai envie d’implorer aucun pardon. J’ai envie de dire que cet épisode n’était pas une insulte crachée au visage des vingt millions de fidèles. Nous n’avons pas cherché à massacrer des innocents ni à faire payer ceux qui nous avaient permis d’exister. On m’a proposé de me justifier, en direct, sur le plateau d’un talk show à grande écoute et je n’y suis pas allé. Il s’agissait d’un procès en règle dont le verdict était déjà connu : lapidation jusqu’à ce que mort s’ensuive. Tirez sur le scénariste, titrait un magazine de télé, la semaine dernière. »Extrait de « Saga », de Tonino Benacquista


Saga¹, écrit par Tonino Benacquista, raconte le quotidien de quatre scénaristes recrutés pour créer un feuilleton nocturne : la « Saga ». La série devient rapidement un phénomène populaire, réunissant plusieurs millions de fans chaque soir. Dopés à cette drogue télévisuelle, les spectateurs développent bientôt un attachement terrifiant envers les personnages de la sitcom. Dépassés, les scénaristes assistent à l’hystérie que déclenche la diffusion de chaque épisode, et les conséquences directes de leurs choix narratifs sur la vie des spectateurs.

La situation de Saga trouve un écho évident avec la récente série télévisée Game of Thrones2. L’écrivain Georges R.R. Martin, même s’il n’est pas le premier à le faire, a brisé la règle implicite qui veut que les héros ne meurent jamais avant la fin de leur quête. Les réactions désespérées des fans à chaque nouvelle disparition rappellent parfois celles décrites dans Saga.
Il y a quelques années, la lecture de Misery3 (Stephen King) m’avait déjà interrogée sur ce que l’on peut appeler en littérature l’illusion référentielle, soit le moment où le spectateur confond le personnage avec une entité réelle. Dans cet article, j’utiliserai ce terme pour désigner indifféremment un phénomène ayant cours en littérature, au cinéma, au théâtre, ou dans toute autre situation de mise en situation d’un personnage.

Le phénomène d’illusion référentielle

« Personne ne peut soupçonner l’impact que peuvent avoir des personnages de fiction dans l’esprit des gens. Vous qui avez tant d’imagination, vous ne pouvez même pas supposer l’attachement qu’on peut leur porter. Ils font partie de la famille, ce sont des amis indéfectibles, ils sont même parfois plus proches encore. On a de la peine pour eux, on éprouve les mêmes joies, et on justifie leurs moindres faits et gestes. On les attend, on les espère. »Extrait de « Saga », de Tonino Benacquista

Walter White (épisode final de "Breaking Bad")
Walter White (épisode final de « Breaking Bad »)

Parce qu’un personnage est construit sur des bases physiques, sociales, intellectuelles auxquelles le spectateur est susceptible de s’identifier, ce phénomène tourne majoritairement autour du rapport au personnage. Même s’il est conscient que ce qu’il voit n’est pas le réel, le spectateur retrouve dans les situations auxquelles il assiste des éléments de sa propre expérience. Il projette ses angoisses dans un avatar qui lui ressemble avant tout parce qu’il est la représentation d’un être vivant. Il s’agit simplement d’empathie -ce sentiment au nom de maladie-, la capacité à reconnaître et à comprendre les émotions d’autrui.
Si le spectateur ne partage pas forcément les valeurs d’un personnage, il est sensible aux obstacles que ce dernier rencontre, et notamment lorsque ceux-ci semblent insurmontables. Ainsi, on peut ressentir de l’empathie pour un personnage uniquement parce qu’il se trouve dans une situation de danger. On pense notamment à Walter White (Breaking Bad4), auquel beaucoup de spectateurs sont restés curieusement attachés, alors même que ses valeurs morales sont tout à fait discutables…

Misery la chair du personnage
« Misery »5, film tiré du livre éponyme de Stephen King. Annie va séquestrer et torturer son écrivain favori pour le forcer à « ressusciter » l’héroïne de son roman.
Extrait de "Misery" de Stephen King
Extrait de « Misery » de Stephen King

Cette empathie trouve ses racines dans les premières lectures, et en particulier le conte de fées. En dressant des archétypes de personnages aux caractéristiques codifiées, le conte de fées permet à l’enfant de les reconnaître facilement. Plus tard, on continuera à accepter les « clichés », les stéréotypes, qui participent à la compréhension d’une oeuvre par le plus grand nombre. L’attachement à ces « personnages-types », et cela dès l’enfance et les premières lectures, permet de développer sa propre personnalité et son rapport à l’autre, en observant les actions d’un personnage et les conséquences de ces actions au sein de son univers. Ainsi, le phénomène d’illusion référentielle n’est pas toujours proportionnel à la vraisemblance du personnage, et il arrive que l’on s’attache à des caractères parfois en-dehors de tout modèle réaliste.

« Le Petit Chaperon rouge a été mon premier amour. Je sens que, si j’avais pu l’épouser, j’aurais connu le parfait bonheur. »Charles Dickens

Il est arrivé à chacun de ressentir de l’empathie pour un personnage. Parce qu’il nous ressemble, parce qu’il ressemble à quelqu’un que nous connaissons, ou seulement parce qu’il représente un être vivant. Dans le cas d’une Annie Wilkes (Misery), l’empathie s’est transformée en sympathie. Lorsqu’Annie retrouve Paul Sheldon dans sa voiture accidentée, elle l’accueille chez elle pour le soigner. Fan de la première heure de cet écrivain populaire et de l’héroïne de sa série à succès, Misery, elle s’empresse d’aller acheter le dernier livre. Seulement, Paul s’est lassé de Misery, et a mis fin à la série en la laissant mourir. Ce qui n’est pas tout à fait du goût d’Annie…

(…) elle s’immobilisa là, le regardant, le visage toujours d’un blanc de craie, les tendons du cou saillant comme des cordes, une veine pulsant au milieu de son front. (…) « Elle ne peut pas mourir ! » vociféra Annie Wilkes. Ses mains se fermaient et s’ouvraient à un rythme de plus en plus rapide, brutalement. « Misery Chastain NE PEUT PAS MOURIR ! »

L’empathie du spectateur pour un personnage est l’un des piliers du travail du créateur. Mais qu’en est-il lorsque l’un de ces personnages, positionné jusque là comme le protagoniste, le personnage principal, meurt au début du récit ?
Au-delà de l’aspect horrifique de ce huis clos écrit en 1987 par le maître du suspens, les réactions hystériques du personnage d’Annie Wilkes rappellent presque les réactions de certains spectateurs de Game of Thrones. En effet, les auteurs, suivant plus ou moins les intrigues originales des romans, n’hésitent jamais à sacrifier des protagonistes majeurs. La série contient tellement de personnages que la mort de l’un d’entre eux ne déstabilise pas le déroulement de l’intrigue principale -à savoir la course au pouvoir. Cependant, le fil des intrigues secondaires développé pour ces personnages est coupé net dès leur disparition. Dans les premiers temps, leur mise en danger réelle faisait la force et l’originalité de la série. Notre empathie s’en trouvait renforcée : puisqu’ils pouvaient disparaître brutalement, les protagonistes se rapprochaient ainsi de notre propre condition de mortel. Mais cette particularité a commencé à avoir l’effet inverse lorsqu’elle est devenue systématique. La perspective de la mort brutale et inévitable de tous les personnages est devenue presque répulsive, et pour cause : il vaut mieux s’interdire désormais de s’attacher aux héros de Game of Thrones. Or, l’empathie conditionne non seulement l’intérêt du spectateur pour l’histoire, mais également sa fidélité. S’il devient difficile de s’attacher aux personnages, comment s’intéresser aux intrigues auxquelles ils sont liés ?

La stabilité supposée du protagoniste principal est une règle implicite, qui suggère que l’auteur suivra le héros du début de sa quête et jusqu’à la fin. Lorsque la mort du prétendu héros survient en début de récit, le pacte est rompu et les repères sont brouillés.

La responsabilité du créateur

« Nous autres profanes, il nous a toujours puissamment excité de savoir d’où cette remarquable personnalité, l’écrivain, tire son sujet, (…) et comment il s’y prend pour nous toucher  avec celui-ci pour éveiller en nous des émotions dont nous ne nous serions peut-être pas jugés capable. » Sigmund Freud

Certains auteurs disent être dirigés par leurs personnages. Sitôt leurs caractéristiques définies, ces derniers seraient responsables de leurs propres destinées. Certes, un personnage bien construit est un personnage dont les actions, conséquences directes d’un caractère et d’un vécu, sont cohérentes. Mais l’idée d’un personnage autonome reste du domaine de la poésie…

L'auteur de "Game of Thrones", Georges R.R. Martin, avec Peter Dinklage (Tyrion Lannister dans la série)
L’auteur de « Game of Thrones », Georges R.R. Martin, avec Peter Dinklage (Tyrion Lannister dans la série)

La responsabilité du créateur serait donc de protéger ses personnages. Lorsqu’il décide d’assassiner des figures qu’il a pris soin de placer au centre d’intrigues majeures, la première réaction du lecteur/spectateur est de se sentir trahi. Et pour cause, si l’on est habitué à voir mourir des personnages, c’est souvent dans un contexte de paiement après une préparation. En d’autres termes, le suspens généré par un conflit doit être dénoué plus tard : c’est le paiement. Dans la plupart des récits, si le protagoniste meurt, c’est lorsqu’il a prouvé qu’il changeait, ou alors qu’il ne changerait pas et que la seule finalité possible est la mort. Si un personnage identifié d’abord comme un protagoniste disparaît au début ou au milieu d’un récit, alors que le créateur a mis en place un suspens autour de ce personnage (ex. : Marion dans Psychose d’Alfred Hitchcock), la frustration viendra du fait que le spectateur ne sera pas récompensé pour son attente. Sauf, bien sûr, dans le cas où la mort du personnage est le paiement lui-même…

Mais le créateur est-il responsable de quoi que ce soit ? Évidemment que non. Fort heureusement, il n’y a aucune règle qui définisse le « temps d’existence minimum » d’un personnage. Le créateur n’est responsable de rien, dès lors que le personnage ne s’arrache pas de ses pages ou de son écran…
On raconte justement que les pièces napoléoniennes jouées dans les théâtres du XIXème siècle déclenchaient de si vives réactions dans la salle que les acteurs interprétant le rôle de Talleyrand étaient menacés de mort par les spectateurs.
Quand l’acteur prête sa chair au personnage, ce sera le sujet d’un prochain article.


¹ Saga, roman de Tonino Benacquista
² Game of Thrones, série créée par David Benioff et D. B. Weiss. Voir aussi la saga Game of Thrones de Georges R.R. Martin
³ Misery, roman de Stephen King
Breaking Bad, série créée par Vince Gilligan
Misery, film réalisé par Rob Reiner
Elle s’appelle Ruby, film réalisé par Jonathan Dayton et Valerie Faris