La vérité sur Marika

Étude de cas de cette fiction participative suédoise qui, en jouant sur la frontière entre fiction et réalité, a créé le trouble chez ses spectateurs et participants.

marika

La vérité sur Marika (en version originale  : Sanningen om Marika) est une fiction participative suédoise. Produite par The Company P et diffusée en partie par la chaîne de télévision SVT, elle démarre en juillet 2007. Le projet, mêlant entre autres série télévisée, ARG (Alternate Reality Game) et sites internet, se situe sur la frontière ténue entre fiction et réalité. Il entraîne à l’époque de fortes réactions chez un public encore peu habitué à ce type de dispositifs.
Étude de cas.


La série télévisée, média principal de cette expérience transmédia, raconte la recherche de Marika, disparue le jour de son mariage. Quelques semaines avant la diffusion de la série, une jeune femme apparaît sur Internet et dénonce un complot. C’est le rabbit hole, le point d’entrée dans la fiction. Le projet s’étendra sur cinq semaines, et remportera trois prix, dont un Emmy Award pour le meilleur dispositif télévisé interactif.

Les différents volets de la fiction

Le blog « Conspirare »
C’est le premier dispositif mis en place par la production, en juillet 2007. (toujours visible ici)

Le site "Conspirare". Ci-dessus, la page de description de la disparue, Maria.
Le site « Conspirare ». Ci-dessus, la page de description de la disparue, Maria.

Le site appartient à une jeune femme, Adrijanna. Depuis le début de l’été, Adrijanna est à la recherche de sa meilleure amie, Maria. Sur son blog, elle évoque sa théorie : selon elle, Maria s’est engagée dans une société secrète, nommée Ordo Serpentis.

Avant l’ouverture du site, durant l’été 2007, Adrijanna publie plusieurs vidéos, dans lesquelles elle s’exprime essentiellement sur le thème des conspirations. Toujours durant l’été 2007, elle se rend également dans une dizaine de festivals de musique, où elle plante sa tente et demande de l’aide pour retrouver Maria. Toujours seule, elle agite durant les concerts un drapeau noir et blanc. Jusqu’au jour où un deuxième drapeau apparaît dans la foule : c’est à ce moment-là que commence à se créer un groupe autour d’Adrianna. Ce sont les futurs participants à la création de la fiction.

Lorsque la chaîne de télévision SVT annonce la diffusion prochaine d’une série intitulée La vérité sur Marika, Adrijanna les accuse d’utiliser sa propre histoire et celle de sa meilleure amie Maria. Suivie par la communauté réunie durant l’été autour de son blog, Adrijanna invite les internautes à l’aider, et à prouver que la disparition de Maria est bien le fruit d’une conspiration, à laquelle SVT est mêlée. Elle communique pour cela via ses vidéos, où on la voit parfois découvrir elle-même des indices, et via le forum de son site.

La série télévisée La vérité sur Marika

L'affiche promotionnelle de la série
L’affiche promotionnelle de la série

La série télévisée est découpée en cinq épisodes de 45 minutes. On y suit Marika (et non pas « Maria » !) pendant les quelques jours qui précèdent sa disparition. Le premier épisode est diffusé en septembre 2007, soit quelques mois après la mise en place du blog d’Adrijanna.
Des indices pour la recherche de Maria sont disséminés dans la série elle-même, sous forme de codes ou d’images subliminales. Afin que les internautes puissent fouiller ces images, le site « Conspirare » met des lecteurs vidéo à leur disposition.

truth_about_marika
Adriajanna et le producteur de la série, pendant le débat.

Le débat télévisé
La chaîne SVT, après la diffusion du premier épisode, permet à Adrijanna de venir débattre en direct avec le producteur de la série, qui souhaite se défendre contre les accusations de la jeune femme. Adrijanna pense en effet que la production participe à la conspiration, et donc qu’elle est en partie responsable de la disparition de son amie. Un débat a lieu systématiquement après chaque épisode.

Le site de la chaîne de télévision SVT
Pour répondre directement aux accusations d’Adrijanna, la chaîne ouvre une section sur son propre site. Elle finit par se rallier à la cause de la jeune femme et à l’aider dans sa quête.

Entropia_universe
Capture d’écran du jeu « Entropia Universe »

Entropia Universe
Entropia Universe est une plateforme suédoise de type MMORPG. Dans ce monde virtuel, la production a créé des avatars pour chacun des personnages de la série télévisée. Les internautes sont invités à partir à la recherche d’indices disséminés sur la plateforme, Maria/Marika étant supposée être une habituée du jeu.

Ordo Serpentis et l’ARG
Plusieurs jeux sont organisés dans différentes villes de Suède autour de la recherche de Marika. Sur le site Internet de la société secrète Ordo Serpentis, on organise l’ARG et on permet aux participants de rejoindre les rangs de la société pour mieux évoluer dans sa hiérarchie.

Les objectifs de la production

Christopher Sandberg, le producteur exécutif de La vérité sur Marika et le fondateur de The Company P, dit dans une interview avoir voulu concevoir une histoire sur «  la participation elle-même, sur le fait de diriger sa propre vie. Depuis le premier jour, nous voulions donner aux gens des outils pour prendre en charge leur propre vie, pas seulement dans la fiction, mais aussi dans la réalité. » Il y a donc le désir de mettre en place un nouveau genre de fiction, avec des participants envisagés comme des entités individuelles, en quête d’une identité.
Au-delà de cet objectif plutôt idéaliste, on imagine que la chaîne SVT, tout comme la production, a voulu tester une nouvelle manière de raconter des histoires, en intégrant le public et en utilisant de nouveaux dispositifs – en 2007, YouTube n’avait que deux ans. Un nouveau genre de public également, qui n’était pas celui du spectateur de série télévisée, pouvait ainsi se former autour de ce projet transmédia.

Porosité entre fiction et réalité

«  This is participation drama. Fiction without limits.  This is not a game  ».

Selon les statistiques, l’audience de la série télévisée a diminué dès la première diffusion. Cependant, sur le forum du site « Conspirare », environ 400 personnes étaient actives. Il y a eu une forte participation également sur l’ARG.
Si La vérité sur Marika a fait date dans le transmédia, c’est sans doute parce que la règle d’or de l’ARG, « Ceci n’est pas un jeu« , a contribué à brouiller les frontières entre fiction et réalité. Selon l’étude de Waern et Denward, beaucoup de participants n’ont pas su distinguer le vrai du faux, et certains ont cru à l’existence de l’organisation secrète Ordo Serpentis jusqu’au dénouement de l’enquête. D’autres ont même imaginé que l’annonce finale de la production, rappelant que toute l’expérience était une fiction, n’était qu’un nouveau mouvement pour étouffer les rumeurs de complot.

Sur le blog « Conspirare », lors d’une première visite, un pop up apparaissait pour prévenir l’internaute que «  Conspirare est une création fictionnelle ». On pouvait également lire «  Conspirare ne vous demande qu’une chose  – prétendez que tout cela est réel. » -ce qui est , encore une fois, la règle d’or de l’ARG. Il m’a cependant été impossible de savoir si les débats télévisés comportaient eux aussi ce type d’avertissements. Certaines sources parlent de messages diffusés en bas de l’écran pendant les débats, d’autres indiquent que rien n’avertissait le téléspectateur du caractère fictionnel de l’émission. Au premier abord, il ne semble pas que la production ait tenté de brouiller volontairement la frontière entre réalité et fiction.
Cependant, l’étude réalisée par Waern et Denward a bien établi que certains participants n’avaient pas intégré la dimension fictionnelle, et s’imaginaient participer activement à une véritable recherche. La vérité sur Marika rappelle en ce sens l’expérience d’Orson Welles pour La guerre des mondes (à laquelle nous avions consacré un dossier), fiction radiophonique diffusée sur les ondes de CBS en 1938. Même si le réalisateur avait juré à l’époque que l’effacement de la frontière entre fiction et réalité n’était pas intentionnel, il est clair que l’effet a priori provoqué par ces faux bulletins -annonçant le débarquement de Martiens agressifs sur la Terre- correspondait à un désir plus ou moins conscient de faire participer directement les auditeurs, de les intégrer à la fiction, en laissant naître le doute, et surtout en le laissant subsister le plus longtemps possible. Dans le cas de La vérité sur Marika, et à la différence de La guerre des mondes qui ne demandait pas la participation directe et active des auditeurs, la production avait besoin de ses internautes et spectateurs pour que l’histoire avance et se développe. On peut imaginer que le trouble ressenti par certains participants, qui ne savaient pas si le complot était réel ou non, stimulait leurs actions, et permettait donc à la fiction d’avancer plus efficacement. Comme Orson Welles, les producteurs de Marika espéraient sans doute créer la confusion.
Cela se confirme dans une vidéo où le président de SVT, Christian Wikander, explique plus en détails la façon dont ils sont parvenus à engager leur audience. Avant tout, La vérité sur Marika se base sur un fait réel  : 20.000 personnes sont toujours portées disparues en Suède. «  Et si ces personnes, demande-t-il, se trouvaient en réalité dans une société secrète  ?  ». Il continue en se posant la question : «  Était-ce intelligent de notre part de ne pas dire aux spectateurs qu’il s’agissait d’une fiction  ?  » Cette phrase permet peut-être de confirmer qu’aucun texte ne défilait pendant les débats télévisés, mais que seul l’internaute se connectant au site « Conspirare » pouvait découvrir le caractère fictionnel du projet. Christian Wikander affirme d’ailleurs que cela leur a causé des problèmes par la suite, sans pour autant revenir plus en détails sur le sujet.

Sur la chaîne YouTube d’Adrijanna, certains participants, moins dupes, qualifient le sujet d’« irréaliste », ou pensent qu’il s’agit surtout d’une publicité pour Entropia Universe (voir les commentaires sous cette vidéo). Sur une autre vidéo, un commentaire ironise sur l’aspect « found footage » des vidéos : «  Blair Witch…  ?  » -des références qui éloignent l’internaute de la piste d’enquête « réelle »-, et enfin, quelqu’un fait remarquer qu’il trouve que la diction d’Adrijanna ressemble à celle d’un acteur, et que la vidéo semble faire partie d’un film.
Il serait intéressant d’étudier plus avant ce problème : celui du jeu d’acteur dans un projet comme celui-ci, qui se trouve intentionnellement à la frontière entre fiction et réalité. Gênée par la barrière de la langue qui ne me permet pas de me rendre compte de la performance d’Adriana Skarped, l’actrice qui interprète Adrijanna, je retiens simplement cette vidéo où les silences sont très travaillés, les pauses peu naturelles. D’autres vidéos où Adrijanna se filme utilisent le même ressort dramatique : un silence pensif avant le début du dialogue, artifice de comédie plutôt commun et donc reconnaissable, qui trahit la tentative de « réalisme ».

Malgré tout, une majorité de participants a cru à la réalité de l’expérience (30%, toujours selon l’étude de Waern et Denward). Adrijanna a contribué, par le biais de ses vidéos, à l’ambiguïté de l’ensemble. Dans une description de vidéo, elle écrit par exemple que SVT a transformé sa quête «  comme si tout était une fiction, alors que ça ne l’est pas.  » L’une des vidéos intitulée «  Remember remember…  », mise en ligne le 11 septembre 2007, va même plus loin  : Adrijanna évoque les attentats du 11 septembre à New York, tandis que la description définit l’évènement comme une trahison du gouvernement. Fiction et réalité s’entremêlent donc systématiquement.
L’une des dernières vidéos mises en ligne est celle de la remise de l’Emmy Award à la production pour La vérité sur Marika. La qualité médiocre de la vidéo et le visage d’Adrijanna filmé en gros plan rappellent les vidéos précédentes. Celle-ci est pourtant d’un autre ordre, puisqu’il s’agit bien de l’actrice, Adriana Skarped, et non plus de son personnage. Le procédé n’en est pas moins troublant : la vidéo est publiée sur la chaîne YouTube d’Adrijanna, et ressemble beaucoup aux autres  ; même les expressions de l’actrice ne diffèrent pas de celles de son personnage. Alors que l’on est sortis tout à fait de la fiction, un malaise subsiste…

Les réactions des participants après la fin de l’expérience démontrent bien la confusion ressentie, voire le sentiment de trahison, de la part des « joueurs » qui ignoraient qu’ils participaient à une fiction. L’étude menée par la suite, et qui demandait aux participants de répondre à la question « Comment avez-vous perçu La vérité sur Marika ? » est plutôt éloquente :

  •  Je ne pensais pas que c’était réel (29%)
  •  Je pensais que c’était réel (30%)
  • Je faisais semblant que c’était réel (24%)
  • Je ne fais aucune distinction entre la vérité et la fiction (17%)

La vérité sur Marika est encore considéré comme l’un des projets pionniers dans le domaine de la fiction participative. La règle d’or de l’ARG, ce « jeu qui n’en est pas un », pose question. S’il est indéniable que la confusion favorise l’immersion du participant, cela engage évidemment des problèmes de limites éthiques et morales. Dans le cas de Marika, la participation active de la chaîne de télévision SVT au sein de l’expérience a fait débat.
Pourrait-on cependant imaginer que la confusion entre fiction et réalité devrait être systématiquement encouragée par les scénaristes de toute fiction participative, et devenir même un élément de conception indispensable ?
Car, comme l‘un des participants à La vérité sur Marika se le demande très justement :

« Is it really possible to separate games from reality, do we have to ? »*

* »Est-il vraiment possible de séparer les jeux de la réalité, et est-ce qu’on est obligés de le faire ? »