Le Livre des Tables : petits dialogues avec les morts

Véritable compte-rendu de ses conversations avec les morts ou sublime exercice littéraire, « Le Livre des Tables » de Victor Hugo constitue avant tout une formidable source d’inspiration.

Seance spirite metafictions

« Le tombeau ne ment pas. Le linceul est la première page blanche du livre de la vérité dont la tombe est la sombre reliure. Vous qui lisez dans ce livre, pourquoi doutez-vous, parce que vous êtes des vivants. Vous ne pouvez croire sans mourir. Dans votre pauvre monde, la foi c’est le suicide. Dans le mien, c’est la création.
Quand Shakespeare vient et vous dit : c’est moi, vous êtes condamnés à chercher son identité et à en douter. Vous êtes les rois de la vie qui recevez les ambassadeurs de la mort, mais comme ils ont un masque d’ombre, vous ne pouvez pas voir leur visage, vous ne pouvez voir que leur couronne. Leur couronne, c’est leur âme. »

Extrait du « Livre des Tables » de Victor Hugo


Vue de Marine Terrace à Jersey. 1853-1855. Photographie de Charles Hugo (1826-1871). Paris, Maison de Victor Hugo.  Dimensions : 6,2 x 8,6 cm
Marine-Terrace photographiée par Charles Hugo, vers 1853-1855.

« Vous qui lisez dans ce livre. »
Vous, c’est d’abord le lecteur que nous sommes, celui qui, à défaut d’invoquer les esprits, ne pose ses mains que sur les pages immaculées de ce Livre des Tables édité récemment par Folio.
Mais « vous », c’est aussi et surtout Victor Hugo, sa femme et son fils, Charles. L’écrivain et sa famille se sont exilés à Jersey, dans une maison appelée Marine-Terrace, dont Hugo dira plus tard qu’elle avait « la forme d’un tombeau ». Ce soir-là, assis en cercle, leurs mains posées à plat sur un petit guéridon, ils invoquent les esprits.

Quelques mois plus tôt, Delphine de Girardin a initié la famille au spiritisme. Le 11 septembre 1853, après plusieurs tentatives échouées, la table se met à bouger. On pose des questions pour s’assurer de l’identité de l’esprit. C’est Léopoldine, la fille de l’écrivain, morte dix ans auparavant dans un tragique accident. Les pieds de la table frappent le sol. Un coup pour oui, deux coups pour non.

— Vois-tu la souffrance de ceux qui t’aiment ? demande, bouleversé, Victor Hugo.

L’incrédulité du poète, depuis la manifestation de l’âme de Léopoldine, n’a plus lieu d’être. Cette courte apparition marque le commencement du Livre des Tables. Tour à tour, plusieurs participants vont consigner dans des carnets les paroles des esprits qui se manifesteront à Marine-Terrace.

Après sa première apparition, Léopoldine ne reviendra jamais. Cependant, d’autres esprits, souvent illustres, vont apparaître entre septembre 1853 et octobre 1855. Parmi eux Molière, Shakespeare, Rousseau, Jésus-Christ ou Dante, mais également des figures plus abstraites : le Drame, la Civilisation, la Mort, le Roman, ou l’Ombre du Sépulcre.

Molière, Shakespeare et Eschyle écrivent à travers Hugo

– Nomme-nous les grands poètes dramatiques.
Dieu.
– Y en a-t-il d’autres ?
Oui.
VICTOR HUGO : Nomme-les.
Job, Tyrtée, Ésope, Eschyle, Hugo, Shakespeare, Cervantès, Dante, Aristophane, Molière, Rabelais, Néron.
– Tu regardes Néron comme un grand poète dramatique ?
Oui.
– Pourquoi ?
Il a fait brûler Rome.
– Eh bien ?
En chantant.

Victor Hugo photographié par Charles. Rocher des Proscrits, Jersey, 1855.
Victor Hugo photographié par Charles. Rocher des Proscrits, Jersey, 1855.

Le 13 janvier 1854, Shakespeare répond à l’appel du poète et se présente à la Table. Quand on lui demande s’il continue de créer dans le monde des âmes, il répond : « La vie humaine a des créateurs humains. La vie céleste a le créateur divin. Créer, voilà le travail, contempler, voilà la récompense. […] Le ciel serait incomplet si je créais quelque chose, un chef d’oeuvre destituerait Dieu. Je suis condamné à l’admiration, moi l’admiré. »
Comme de nombreuses fois dans le Livre des Tables, l’âme de Shakespeare se contredit quelques jours plus tard. En effet, le poète revient pour soumettre des vers -en langue française, puisque, dit-il, « la langue anglaise est inférieure à la langue française « . Au cours de plusieurs séances, il fera écrire et corriger de longs vers.

À quelques rares exceptions près, la langue ne pose jamais souci lors des manifestations de la Table. Shakespeare s’exprime et compose dans un français parfait, les grecs parlent en latin. On aurait bien admis que les âmes, dans leur monde, utilisent un langage unique et silencieux, si seulement Charles ne s’était pas trouvé pas en conversation avec un anglais dont il ne comprend pas les mots. De là, on peine à imaginer que les autres esprits puissent parler dans un français non seulement contemporain, mais élégant. Les vers déclamés par Shakespeare ou Molière ressemblent beaucoup à du Victor Hugo. Il est difficile de ne pas imaginer l’influence du poète qui, peut-être inconsciemment, rédige ces poèmes à travers la Table. Seulement, il arrive parfois que Victor Hugo soit absent. Les séances se déroulent alors souvent en présence de son fils Charles, « excellent médium », qui demande même à Shakespeare des prénoms de femmes pour une légende qu’il écrit… Doit-on y voir une ambition littéraire restée étouffée par l’ombre du père ? Lorsque Charles est seul présent à la table, est-ce lui qui écrit à la place de Victor ?

Vues de l’au-delà

Mahomet (page 167) : « Le pape dit à l’homme : tu ne verras pas; le czar : tu souffriras; le sultan : tu jouiras. Les trois se trompent. Je vous le dis, moi, que la chute des prêtres commence. […] Dieu ne veut pas plus d’une religion qui abrutit l’homme par l’ascétisme que d’une religion qui l’endort par volupté. »
Dans les réponses des esprits, dans les vers qu’ils composent, Dieu occupe la plus large place. Non pas la question de Dieu, car pas une fois son existence n’est remise en cause. C’est sa présence sur laquelle Victor Hugo s’interroge. La présence de Dieu, celle des âmes, et particulièrement celle de sa fille. (« Dans le monde des âmes se voit-on ?« ) Léopoldine a été le déclencheur de ces séances spirites, et plusieurs fois, l’écrivain demande aux esprits si elle reviendra. Au fil des séances et des questions parfois vagues des participants sur l’au-delà, les âmes rentrent toutes en contradiction les unes avec les autres. Là encore, on ne peut s’empêcher d’y sentir l’obsession du poète, qui n’a jamais considéré la mort comme une fin, et semble chercher dans ces dialogues à apaiser sa douleur.

– Dis ton nom.
Démon d’Enfer.
– Tu entends par Enfer les régions où sont les êtres punis ?
Oui.
– Il n’y a pas de peines éternelles ?
Non.

L’Ânesse de Balaam lui apporte la seule vraie réponse : « La mort t’étonnera. La mort étonne toujours.« 

Ce que dit la bouche d’ombre

Ce que dit la bouche d'ombre
« Ce que dit la bouche d’ombre », extrait des « Contemplations »

De nombreuses hypothèses accompagnent ces séances spirites. Même pour les croyants, il est difficile de ne pas voir les références et le style hugolien dans les pages du Livre des Tables. Au début des séances, alors que Victor Hugo envisage de publier le Livre des Tables, ce sont les esprits eux-mêmes qui l’en dissuadent. L’Ombre du Sépulcre, après avoir proposé le titre « Les Vents du Tombeau », lui interdit finalement de réutiliser le contenu des séances, même en partie. De ses dialogues avec les morts, Hugo tirera cependant une partie des Contemplations. Ce n’est qu’en 1897 que l’existence de ses carnets de notes sera dévoilée, et certains publiés en 1923.

Parmi les explications que les sceptiques donnent à la véritable origine de ce Livre des Tables, on évoque la possibilité d’un dédoublement de personnalité. Le poète aurait été atteint de « paraphrénie fantastique », et donc victime d’hallucinations. Plusieurs indices appuient cette hypothèse. Hugo lui-même dira :
« Oui, en effet, je crois que les mêmes idées peuvent se rencontrer dans des cerveaux différents, mais encore faut-il que l’expression ne soit pas la même. Or ce qui rendra la publication de mon livre difficile, c’est que je me rencontre trop souvent avec la Table, non pas seulement comme idées mais comme tournures de phrases et comme mots. »
Dans les documents de Paul Maurice, qui assistait parfois aux séances, on retrouve cette note : « Similitude de la pensée des tables et de la pensée de Victor Hugo. Victor Hugo fait trois vers identiques à ceux de la table en même temps que la table. La table emprunte à Victor Hugo deux vers inédits. »
Enfin, lors d’une conversation avec un esprit, Mme Hugo intervient : « Ce que tu nous dis des destinées de l’homme est ce que mon mari pense et dit depuis longtemps« .

Le phénomène des Tables, avait dit l’Ânesse de Balaam, était passager. Fin 1855, les esprits invoqués sont plus faibles, les interventions moins régulières. Les séances s’essoufflent.
« Vous qui lisez ce livre, pourquoi doutez-vous, parce que vous êtes des vivants. » Cette phrase, c’est l’esprit qui la transmet à Hugo, et c’est Hugo qui la transmet au lecteur.
Si c’est effectivement Hugo qui s’adresse directement au lecteur, alors ces séances spirites ne sont qu’un produit littéraire. Mais le simple fait d’en douter nous ramène à notre condition : nous discutons la véracité des propos retranscrits par Hugo parce que nous sommes des vivants. Dans cette seule phrase, inventée ou recopiée, Hugo résume notre position de lecteur devant ce Livre des Tables. Dès lors, le doute disparaît. Car au fond, quelle importance ? Que le Livre des Tables soit le fruit de l’imagination du poète n’en fait pas un objet de moindre importance. La lecture crédule de ces pages prête tantôt à rire, tantôt à pleurer, souvent à réfléchir.
Le Livre des Tables se lit sans ordre et sans logique. Les vers de Molière ou de Shakespeare, qu’ils soient improvisés par les âmes de leurs auteurs ou imposés par la folie et le génie seuls de Victor Hugo, n’en restent pas moins de sublimes morceaux d’écriture, et une source d’inspiration philosophique et poétique.

– Toutes les idées que tu m’as envoyées jusqu’ici, comment me les as-tu fait parvenir ?
Par la douleur…
– Qui es-tu ?
Le Roman.


Le Livre des Tables de Victor Hugo, édition Folio Classique, 768 pages.

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