Lost / Une histoire de regard

Le 22 septembre 2004, les yeux des téléspectateurs américains sont grands ouverts pour assister à l’éveil de Jack Shephard…
Le pilote de Lost analysé sous l’angle de sa mise en scène.

Lost couverture

L’Oceanic 815, un vol régulier à destination de Los Angeles s’écrase violemment sur une île au milieu du pacifique. Les survivants s’organisent en attendant les secours mais très vite, ils réalisent que l’île n’est pas prête à les laisser partir…


Lire cet article avec la musique de la série :

Il est délicat d’écrire sur cette fiction. Pourquoi ? Parce qu’il existe déjà un riche corpus anglo-saxon, mais aussi français. Lorsqu’on réfléchit aux premières lignes d’un article sur le sujet, la qualité de ces ouvrages invite à la modestie1. Heureusement, en cherchant bien, il y a un aspect fascinant absent ou à peine effleuré lors des réflexions philosophiques, esthétiques, sociologiques, épistémologiques consacrées à Lost2, c’est la mise en scène.
La mise en scène dans les séries télévisées ? Mais enfin là n’est pas la question ! C’est un reproche que j’ai déjà entendu et qui transparait de nombreux écrits sur la question de la fiction sérielle. Vincent Colonna, auteur français, déclare que la série se définit par la surdétermination du verbe par rapport à l’image3. Que ce soit clair : on écoute plus qu’on ne regarde la série télévisée. Steven Bochco, showrunner historique de la télévision américaine déclare simplement : « La télévision est le médium de l’écrivain »4. À son tour, Alan Ball (créateur de Six Feet Under5 et True Blood6) affirme que les trois chaînons les plus importants de la série télévisée sont, dans l’ordre d’importance, l’écriture, le montage et le casting. Désormais, j’aimerais vous présenter un ami auquel j’aime faire appel, c’est la nuance. Cet ami m’apparaît indispensable à la réflexion sur les séries télévisées. Les auteurs évoqués n’ont pas tort, loin de là et oui, l’écrivain a une place privilégiée dans la fiction sérielle de même que le rôle du dispositif sonore. Néanmoins, la mise en scène est un élément fondamental de l’élaboration d’une fiction sérielle. Devant l’éternel problème de l’émancipation de la série télévisée par rapport au cinéma, on établit une césure claire, nette et précise. Le cinéma, c’est le domaine du réalisateur. La série, c’est le domaine de l’écrivain. Changeons de manière de penser, ne nous focalisons plus sur ce qui différencie cinéma et série mais plutôt sur ce qui les rassemble.

Un film et une série s’écrivent à trois moments : le scénario, la réalisation et le montage. Cette idée commune semble s’appliquer aux deux modèles. La grande différence, c’est que celui qui supervise ces trois étapes est majoritairement un auteur dans le cadre de la série télévisée. Pour le pilote de Lost, c’est Jeffrey Jacob Abrams et Damon Lindelof. Si le second officie tout au long de la série, Abrams quitte la fiction après la mise en boite de son pilote. Il laisse pourtant une empreinte indélébile sur la série, non pas tant par l’écriture du pilote (qui est davantage attribuée à Lindelof), mais plutôt grâce à la mise en scène des disparus les plus connus de la télévision américaine.
« Les gars, où est ce qu’on est ? » C’est par cette énigmatique question que le double épisode introductif de Lost s’achève. C’est, comme nous le verrons, le cœur bâtant de la fiction aux six saisons. Lost représente une étape importante dans l’histoire de la série télévisée américaine. Façonnée par deux jeunes loups de l’industrie, Abrams et Lindelof, la fiction démontre un pouvoir d’attractivité quasi sans précédent. Portée par le grand réseau américain ABC, et par un responsable de la chaîne à l’origine de l’idée, Llyod Braun, Lost est programmée à la rentrée 2004. La série est attendue de pied de ferme, cela en raison d’une importante campagne de communication et d’un double épisode annoncé comme le plus cher de l’histoire de la télévision (aux alentours de 10 millions de dollars). L’enjeu pour ABC est grand. Le 22 septembre 2004, les yeux des téléspectateurs américains sont grands ouverts pour assister à l’éveil de Jack Shephard.

Les sept minutes qui ont changé le regard sur la série télévisée

C’est bien par un réveil que la fiction débute, un gros plan sur un regard, celui de Jack perdu au milieu d’une forêt de bambou. Un éveil difficile qui inaugure sept minutes introductives fulgurantes maitrisées d’une main de maître par J.J. Abrams. Alors que Jack erre dans la forêt, il découvre la carcasse d’un avion fumant sur la plage et tente de porter secours aux survivants. Il est d’usage de dire que les premières minutes d’une série sont capitales puisqu’il s’agit de capter l’attention du téléspectateur immédiatement. Abrams est au fait de cela. Il place intelligemment le téléspectateur et le personnage de Jack au même niveau. Les deux s’éveillent à la fiction et ils ne savent pas exactement où ils sont ni ce qu’ils font là. C’est par le regard de Jack que le téléspectateur découvre l’histoire des survivants du vol fictif Oceanic 815. La mise en scène du réalisateur aborde alors le spectaculaire de la situation par le hors-champ. Alors que Jack débarque face à la carcasse de l’appareil, la caméra ne lâche pas le regard halluciné du personnage. Le hors-champ fait son apparition par les cris et les bruits rutilants de l’avion qui s’intensifie à mesure que Jack progresse au milieu des décombres. Jack se révèle bientôt comme un médecin et son nom, Shephard (le berger), renvoie vite à son rôle dans la fiction. En aidant les survivants à se mettre à l’abri, Jack apparaît comme le héros de la fiction. Porté par un physique avantageux, une profession au service des autres, Jack est le berger de cette séquence. Celui qui guide les survivants, celui qui les protège, celui qui agit. Lost semble présenter à la fois sa capacité à une mise en scène élaborée mais aussi à une écriture archétypale. Méfions-nous des apparences, si une série ne cesse de pousser à réexaminer ce que l’on voit, c’est bien Lost. Jack n’est pas un héros parfait, il n’est d’ailleurs pas un héros. C’est un type névrosé, à la vie personnelle chaotique, détruit par une relation paternelle dysfonctionnelle, bref, Jack n’est pas un berger, ni pour les autres ni pour lui-même.

Lost réveil

Lost réveil

Dans cette introduction, l’écriture visuelle repose sur trois axes, le hors-champ, la confusion spectateur/personnage et le spectaculaire. En débutant la fiction par une séquence in medias res, le personnage est happé par l’histoire. Dès le début, le contrechamp à l’éveil de Jack est un plan subjectif qui ajoute à la confusion initiale. Pour découvrir un univers fictionnel, il est nécessaire de passer par un relais, un regard sur le monde fictionnel, ici c’est le médecin qui joue ce rôle fondamental.

La question du regard est d’ailleurs au cœur de la séquence. Intelligemment, Abrams fait de Jack un personnage qui voit avant le spectateur. Le plan emblématique de la découverte du crash joue sur le hors-champ puisqu’aucun contrechamp immédiat ne donne à voir la teneur de la situation.

Le hors-champ fait carburer l’imagination. Il ne refuse pas le spectaculaire, il le retarde. Ainsi, le dévoilement progressif de la carcasse agonisante de l’avion investit le hors-champ initial. Le rythme de la séquence, filmée à l’épaule et à la steadycam, insiste sur la confusion de la situation avant que l’explosion finale de la séquence n’agisse comme une catharsis symbolique et libératrice. Toute la scène repose sur une tension forte que l’explosion finale semble libérer. L’agonie de l’avion est achevée. Lost vient de commencer.
Ces sept minutes introductives sont parfaitement maitrisées par Abrams. L’ombre de Steven Spielberg plane sur le réalisateur. Il a toujours revendiqué sa filiation artistique pour le réalisateur de Jurassic Park7 (1993). J.J. Abrams semble faire sien l’adage qui invite à copier les grands avant de trouver son propre style. Il s’inscrit dans la tradition des films d’horreur d’Universal des années 1930, de Ridley Scott avec Alien8 (1979). Il met en scène avec une idée simple : « Je vais générer une attente que votre imagination va temporairement combler. » Rien n’est plus fort au cinéma que d’être suspendu à un contrechamp qui nous est refusé. Jurassic Park est l’exemple idéal pour comprendre le style Abrams. On retrouve de nombreuses références dans l’épisode pilote. Nous y reviendrons.

Lost Jack

Qu’est-ce que Lost ?

L’introduction de la série ne donne pas immédiatement une image claire de ce que va être la fiction. Lost n’est pas l’histoire d’un héros, c’est l’histoire d’une somme d’individus qui se retrouve sur une île paradisiaque pas comme les autres. En effet, Lost est porté par deux éléments majeurs : des personnages forts et l’île. Cette figure insulaire est au cœur des événements de la série, le pilote est là pour le démontrer. En deux épisodes, les survivants découvrent bientôt que l’île cache un monstre invisible, un ours polaire et une somme de secrets dont la réplique finale du second épisode se fait l’écho, « Les gars, où est-ce qu’on est ? ». L’île est le lieu de tous les possibles mais c’est aussi un endroit où chaque personnage doit faire face son passé.
C’est dans une double énonciation fascinante que la série se développe. Alors que les survivants ne se connaissent pas, l’île semble forcer les personnages à se souvenir de leur passé. Le téléspectateur apprend à connaître les personnages alors que ceux-ci se dévoilent lentement aux autres survivants. C’est donc avec une longueur d’avance certaine que le téléspectateur reconstitue le puzzle des vies de ces survivants. Car il s’agit bien d’une série sur l’altérité, l’autre est d’ailleurs terme fondamental dans Lost. Il désigne celui qu’on ne connaît pas. Celui dont on ne sait rien. Les personnages cessent d’être autres quand ils sont investis par un flashback. L’autre, c’est celui sur lequel on ne sait rien et ne rien savoir sur l’autre, c’est dangereux. Dans le pilote, les survivants se regardent en chien de faïence : Qui est digne de confiance ? Qui est dangereux ? Lorsque les rescapés découvrent des menottes, ils s’interrogent sur la présence d’un meurtrier parmi eux.
Les apparences sont souvent trompeuses. Cela pourrait être l’adage de la série. En nous obligeant à regarder l’autre au-delà des apparences, la série s’inscrit dans un contexte post-11 septembre. Celui qu’on ne connaît pas n’est pas forcément un danger pour soi. Au contraire, la richesse se trouve dans l’inconnu. Dès le pilote, la présence d’un Irakien parmi les survivants génère une tension due au contexte du terrorisme. La situation initiale même du show renvoie à l’un des plus grands traumatismes de l’histoire américaine, le crash d’un avion. C’est bien la peur qui est explorée dans cette fiction, celle qui nous amène à craindre l’autre. Lost force justement des individus des quatre coins du monde à vivre ensemble loin de tout. C’est dans ce retour à l’état de nature qu’une nouvelle entente se construit et que les personnages se dévoilent progressivement.

Mettre en scène le spectre

Le pilote présente déjà la structure multifocale inhérente à la fiction. Jack est une perception de cet univers, bientôt rejoint par Kate, Sayid, Hurley, Sawyer, Jin, Sun, Locke et bien d’autres. Chaque personnage porte un regard qui lui est propre et qui nous amène constamment à repenser ce que nous croyons savoir. L’écriture de la série explore l’intime avec une justesse fascinante. Soutenu par les compositions mélancoliques de Michael Giacchino, le passé surgit pour mieux repenser le présent. Lost nous murmure que pour se trouver, il faut se perdre. C’est bien ce que sont tous ces personnages, ils sont perdus géographiquement et personnellement, mais ils vont se trouver collectivement. À l’instar des regards méfiants de l’épisode initial, le regard est au centre de la fiction : le regard que les personnages se portent et le regard que nous portons sur les personnages.
La mise en scène de la réminiscence isole l’individu, seul face à son passé. Jack, le regard perdu dans l’océan se souvient du crash.

Lost Jack

Le décentrement progressif du visage dans le cadre isole le personnage des autres individus. Jack est proche géographiquement des survivants, mais il est loin mentalement. Il y a dans ce plan une tension entre la réalité du présent (les personnages se réunissent pour décider de la marche à suivre en arrière-plan) et une attirance pour le passé. Ce que l’auteur/scénariste américain Jack Truby appelle le spectre9, ce passé qui vous accompagne partout et qui ne cesse de se rappeler à vous. Il y a dans cette mise en scène tout ce qui constitue Lost, un personnage absorbé par son passé qui tourne le dos au présent. Les personnages vont devoir apprendre à se retourner. C’est aussi ça l’histoire de Lost.

Le monstre absent

Le climax de l’épisode pilote intervient dans le dernier tiers de la première partie. Il s’agit de la découverte de la carcasse avant de l’appareil en pleine forêt et la rencontre avec le pilote de l’avion. Une rencontre très vite interrompue lorsqu’un monstre invisible dévore le commandant et se retourne vers Jack, Kate et Charlie.

Lost Charlie

Lost monstre

Obligés de fuir dans la forêt, ils sont les proies d’une menace invisible mais bruyante. L’île dévoile sa dangerosité parce qu’elle semble abriter en son sein un monstre. Revenons à l’ouverture de Jurassic Park : un convoi tente de faire rentrer une bête dans son enclos, mais celle-ci réussit à dévorer un ouvrier. À aucun moment nous ne verrons la bête dans cette séquence. La menace est cachée, hors-champ, mais elle est là, elle rode dans chaque plan. Le décès du pilote est similaire. Happé par une force invisible, il disparaît par la fenêtre avant du cockpit sous le regard choqué des personnages.
La différence repose peut-être dans le fait que dans Lost, le monstre est insaisissable, il est partout. Dans l’ouverture de Jurassic Park, le dinosaure est dans une cage dont il ne sort jamais, nous pouvons clairement le localiser. Les deux œuvres se ressemblent donc par une mise en scène dissimulatrice, qui refuse le dévoilement immédiat du monstre pour faire travailler notre imagination. Un monstre imaginaire est toujours plus effrayant qu’un monstre réel. Ou plutôt, un monstre qui se refuse à nous amène notre imagination à le rendre plus terrifiant encore.
Dans cette fin d’épisode, la tension générée par la mise en scène prend le parti d’un autre regard. C’est comme si la caméra se substituait à la perception du monstre en flottant au-dessus des protagonistes. Avant que le montage ne recentre notre point de vue au même niveau que le personnage. Nous passons alors du monstre aux personnages, du dominant au dominé. Nous vivons ainsi pleinement l’expérience parce que notre regard glisse au travers des différents acteurs de la séquence.

Une religion de l’imagination

L’expérience de Lost est d’une grande richesse thématique, qu’il est impossible d’aborder en quelques lignes, mais on peut synthétiser grossièrement cette multiplicité par la dualité entre le pragmatisme et ceux qui ont la foi. Une opposition initialement incarnée par l’homme de science Jack et l’homme de foi John Locke. Ici, la foi n’est pas en rapport avec la religion, il s’agit de croire en la fiction. Locke croit que l’île les a amenés ici pour une raison et qu’ils ont un rôle à jouer. La question en filigrane est évidente : avez-vous la foi en la fiction ? Pendant six saisons, cette croyance est mise à l’épreuve. Justement parce que la mise en scène fait du hors-champ une récurrence stylistique. Nous ne verrons le monstre que tard dans la fiction, nous ne découvrirons le gardien de l’île que dans la dernière ligne droite du récit. La mise en scène joue donc ce rôle fondamental pour mettre en perspective la question de la foi. Sans voir, il ne s’agit plus de savoir, mais de croire. Toute la problématique de la foi.
La religion est ici celle de la fiction. Une haute idée qu’incarne Lost. Il semble que la série aborde une question essentielle dans notre rapport aux récits : pourquoi acceptons-nous de croire en une histoire ? Peut-être parce que nous sommes nous aussi perdus à un moment ou l’autre dans nos vies et les histoires nous réconfortent, nous questionnent, nous rendent meilleurs. Ce n’est pas quelque chose de rationnel, c’est une question de croyance, une religion du domaine de l’imagination. C’est peut-être la religion la plus répandue au monde loin devant les autres, sauf que nous n’en avons pas conscience.


1 Deux ouvrages français méritent le détour : Lost, fiction vitale de Sarah Hatchuel et Les mêmes yeux que Lost de Pacôme Thiellement
2 Lost, série créée par J. J. Abrams, Damon Lindelof et Jeffrey Lieber
3 Six feet under, série créée par Alan Ball
4 True Blood, série créée par Alan Ball
L’art des séries télé ou comment surpasser les américains, essai de Vincent Colonna
6 Off Camera : Conversations with the makers of prime-time television, essai de Richard Levinson et William Link
7 Jurassic Park, réalisé par Steven Spielberg – 1993
8 Alien, réalisé par Ridley Scott – 1979
9 L’anatomie du scénario, essai de John Truby