Martina Gusmán : Ombre et Lumière

Active depuis près de 20 ans dans le cinéma argentin, Martina Gusmán est l’une des plus belles révélations du continent sud-américain.

Carancho Couv 2

Personnalité clé du « nouveau cinéma argentin », Martina Gusmán a d’abord œuvré dans l’ombre comme productrice, avant d’exploser au premier plan comme actrice dans les films de son mari, Pablo Trapero. Retour étape par étape sur le mouvement et le parcours atypique de cette artiste qui a plus d’une corde à son arc…


Le nouveau cinéma argentin

2-nueve_reinas_Les Neufs Reines_1Le cinéma argentin connaît une recrudescence de forme depuis le milieu des années 90, qui s’est encore accentuée dans les années 2000. On ne comptait que 12 films sortis en 1992; le cinéma Argentin était alors au plus bas. Vingt ans plus tard, en 2012, il établissait un record inverse avec 133 films. On parle de « nouveau cinéma argentin » pour une génération de cinéastes : Pablo Trapero, Diego Lerman, Fabiàn Bielinsky ou Lucretia Martel. Dans les années 90, ce cinéma restait globalement méconnu du reste du monde. Aujourd’hui, il est régulièrement présent dans les grands festivals et de plus en plus visible en France. Certains films ont été des succès internationaux, notamment Les neuf reines (Nueve reinas) de Fabián Bielinsky (remake en 2004 aux USA par Gregory Jacobs, assistant de Steven Soderbergh et réalisateur de Magic Mike XXL) et Dans ses yeux (El secreto de sus ojos) de Juan José Campanella (Oscar 2010 du meilleur film étranger / Goya 2010 du meilleur film en langue espagnole). Indépendamment, les succès de certains films ont eu un impact fort sur la société argentine, d’un point de vue à la fois politique et social. Nous y reviendrons plus bas.
Répondant à des genres et à des codes cinématiques précis, ces films restent accessibles pour le grand public comme pour les cinéphiles, ce qui conditionne leur popularité nationale. En effet, ces œuvres s’inscrivent dans la réalité d’une Argentine qui panse encore les plaies de la dictature militaire des années 70, et de la crise économique qui a accompagné le retour à la démocratie. La plupart des cinéastes cités plus haut sont nés ou ont grandi pendant la dictature; l’histoire récente de leur pays marque donc leurs cinémas respectifs, et ils sont tous habités par les mêmes convictions. Si chacun d’entre eux possède un univers et des thématiques propres, il existe une forme de solidarité marquée par des collaborations les uns avec les autres (production, scénario, casting…), qui s’étend vers d’autres pays du continent émergeants cinématographiquement (Brésil, Chili, Mexique). C’est aussi cet état d’esprit collectif et solidaire qui a fait la force du mouvement sur le long-terme.

Pour des informations plus précises sur cette mouvance et les particularités de ce cinéma, voir « Le Nouveau Cinéma argentin » de Thomas Messias, paru en avril dernier chez Playlist Society. Thomas Messias est le fondateur du site BrefCiel (www.brefciel.com) consacré aux cinémas argentin et chilien.

Production(s)

3-matanza cineMartina Gusmán naît à Buenos Aires. Elle est issue d’une famille de théâtre : son père Jorge Gusmán est metteur en scène (environ 35 pièces depuis 1980), tandis que sa mère, Eriana Gusmán, assiste son mari et travaille sur les films de Pablo Trapero en tant que costumière et assistante de production.
Gusmán suit des études d’arts appliqués à l’université de Buenos Aires, où se tournent la majorité des films dans le pays, avant de suivre la formation théâtrale de l’Actors Studio Teatro, dirigée par Carlos Gandolfo, figure célèbre du théâtre argentin. Elle y découvre les méthodes de Strasberg et de Stanislaviski. En 1996, elle fait ses débuts au cinéma comme assistante aux costumes sur Coeur allumé (Corazón illuminado).
En 2000, elle se marie avec Pablo Trapero. Ensemble, ils créent bientôt la société de production indépendante Matanza Ciné. Ils produisent alors le deuxième long-métrage de Pablo Trapero, El Bonaerense, qui sera présenté à Cannes dans la sélection Un Certain Regard. Le cinéaste y reviendra pour présenter Carancho en 2010 et Elefante Blanco en 2012 . La société a produit par la suite tous les films de Pablo Trapero, mais aussi des œuvres telles que Gémeaux (Géminis) d’Albertine Carri, et d’autres totalement inédites hors Amérique du Sud -plus d’une douzaine au total.
Ces productions variées entre fictions et documentaires font de Pablo Trapero une figure de proue locale et internationale. L’exportation et le succès de ses films permettent ainsi le développement de projets plus difficiles à mettre en place.
Martina Gusmán, elle, figure au générique de ces films comme productrice exécutive ou déléguée.

Leonera

4-Leonera 7Les deux premiers longs-métrages de Pablo Trapero, Mundo Grúa et El Bonaerense, sont remarqués. Les deux suivants, Voyage en famille et Nacido y Criado, sortent plus discrètement. Ces derniers sont marqués par la volonté d’explorer de nouveaux territoires, aussi bien cinématographiques que géographiques. Si la première apparition de Martina Gusmán devant la caméra de Pablo Trapero a lieu pour Nacido y Criado, ce n’est pas ce film qui marque la filmographie du cinéaste (il s’agit probablement de son film le plus mineur ou le moins abouti), ni celle de l’actrice, qui n’occupe qu’un rôle très secondaire et n’apparait pas plus de vingt minutes à l’écran.
C’est dans une période de léger « sur place » que la collaboration entre Pablo Trapero et sa femme Martina Gusmán prend une autre tournure : lorsqu’il lui confie le premier rôle de son cinquième long-métrage, Leonera, pour lequel elle est également productrice.
Cette nouvelle forme de collaboration porte immédiatement ses fruits. Pour la première fois de sa carrière, Pablo Trapero voit l’un de ses films diffusé en compétition officielle au Festival de Cannes. La performance de Martina Gusmán est intimement liée au résultat. Elle est longtemps favorite pour un prix d’interprétation féminine, qui lui échappe in extremis au profit d’une autre actrice sud-américaine : Sandra Cordelons pour Une famille brésilienne.
Véritable révélation du film, Martina Gusmán récoltera par la suite une moisson de prix, dont celui de la meilleure jeune actrice, décerné par l’Académie des Arts et Techniques Cinématographiques (équivalent argentin des Césars ou Oscars).

Leonara
Synopsis :
Julia, 26 ans, enceinte de quelques semaines, est incarcérée dans une prison spéciale pour jeunes mères en attente de son procès. Elle y donne naissance à un fils, Thomas. Lorsqu’elle est condamnée, Julia sait qu’elle ne pourra garder Thomas près d’elle que 4 ans. Un jour, la mère de Julia, exilée en France depuis plusieurs années, vient récupérer le garçon. Bouleversée par cette séparation, Julia va tout faire pour le récupérer.

« C’est d’abord un film sur la maternité, avant d’être une histoire sur les prisons, et les enfants en prison. Je voulais mettre en scène le lien viscéral qui existe entre une mère et son enfant pendant la grossesse et les premières années du bébé. »Pablo Trapero à propos de « Leonara »

C’est cet angle et ce regard qui donnent au film sa singularité et son originalité. Bonheur, émerveillement, beauté s’entrechoquent avec un environnement dur, et une réalité « glauque ». C’est la relance du cinéma de Trapero qui embrasse un sujet fort (des femmes en prison avec leurs enfants), multiplie les genres (drame, film carcéral, thriller) et les approches dans un même film, en mêlant réalisme social et parti pris purement cinématographique, avec une maîtrise quasi totale.
5-Leonera 1Après un générique d’ouverture sur fond de comptine et de dessins d’enfants, on bascule brutalement, dans un silence soudain, sur un premier plan en travelling arrière de Julia, endormie, ongles vernis en rouge et encore partiellement maquillée. Puis le bruit du réveil, elle lève sa main et dévoile du sang sur son lit. On termine par un plan de l’appartement avec meubles cassés et traces de sang au sol… En moins de trois minutes et sans le moindre dialogue, par la seule force de sa mise en scène, le cinéaste affirme distille avec précision et justesse les informations. Il développe des enjeux forts et complexes pour tous les personnages principaux : quel est le mieux pour l’enfant de Julia ? Grandir auprès de sa mère, mais en prison ? Ou auprès de sa grand-mère, une inconnue qui elle, est libre ? Il trouve également le juste dosage de l’émotion, entre douleur et beauté, évitant pathos et apitoiement. La dernière partie du film est d’ailleurs tendue par un suspens redoutable. Après deux films de « recherches/explorations », Trapero revient avec une santé inattendue qui ne le quittera plus.

LeoneraMartina Gusmán est presque de tous les plans. La « leonera » (« lionne ») du titre, c’est elle, métaphore explicite de l’animal en cage, protégeant son petit à tout prix, coûte que coûte.
Avec sa beauté atypique et son intensité permanente, un jeu d’une fluidité et d’une justesse déconcertantes, elle rend invisibles les multiples transformations physiques qu’elle subit dans le film. Telle une guerrière, elle brûle la pellicule de bout en bout. La naissance qui a lieu dans le film est couplée à la naissance d’une actrice qui, sous les yeux du spectateur, s’affirme avec une force croissante au fur et à mesure qu’elle découvre son rôle de mère.
C’est elle qui apporte la lumière dans le tableau obscur que peint son mari.
Succès critique et publique en Argentine, le film permettra une révision des lois relatives aux mères incarcérées et une nouvelle loi sera votée, autorisant ces dernières à élever leurs enfants hors de prison, chez elles, avec un bracelet électronique.

Carancho / Elefante Blanco

Pour ses deux films suivants, le cinéaste fait à nouveau tourner sa compagne, mais elle n’occupe plus les rôles principaux.
Elle partage ainsi l’affiche avec Ricardo Darin dans Carancho (figure la plus célèbre du cinéma sud-américain dans le monde, et très grand acteur (Les Neuf Reines, Dans ses YeuxLes Nouveaux Sauvages) .
C’est l’histoire d’amour entre Sosa, un « carancho » (« rapace »), ici un avocat spécialisé dans les arnaques aux accidents de la circulation (première cause de mortalité en Argentine) à Buenos Aires, et Luján, jeune urgentiste de nuit. Lui cherche des clients, elle veut sauver des vies…

7-Carancho 1Trapero s’empare d’un sujet bouillant, avec une approche aussi remarquable que son film précédent, alliant intime et spectaculaire, social et genre pur (polar/thriller/action) sur des airs rock’n’roll. Une virée nocturne dans la face sombre de Buenos Aires, adoucie par l’histoire d’amour qui se crée dans un univers violent et sans pitié. Martina Gusmán confirme : elle est magnétique, précise et intense. On est dans la continuité du dernier tiers de Leonera. Elle incarne à la fois une figure rédemptrice pour l’antihéros, campé par Ricardo Darin, qui va tout faire pour se bonifier à son contact. Mais c’est aussi une figure d’espoir (aussi bien par la nature de son rôle- urgentiste- que par ses modestes origines sociales), opérant tant bien que mal un relai entre les classes défavorisées et les institutions, officielles ou illégales. C’est dans les passages les plus intimes du film qu’elle surprend et dévoile une facette de jeu encore inexplorée : celui de la sensualité, avec une approche viscérale et animale.

Gros succès local, comme Leonera deux ans plus tôt, puisque le niveau d’entrées est comparable aux blockbusters américains en Argentine. Une réforme législative et un débat sur les fameux caranchos est mise en route après la sortie du film, pour défendre les victimes contre les avocats véreux et ceux qui exploitent les accidents de la route, et leur permettre de recevoir des conseils juridiques gratuits.

8-Elefante Blanco 2-2Le film suivant, Elefante Blanco, reconduit le duo de Carancho, Ricardo Darin et Martina Gusmán, et un nouveau venu : Jérémie Renier. L’histoire est celle de Julian et Nicolas, deux prêtres et amis de longue date qui, accompagnés d’une assistante sociale, Luciana, oeuvrent pour aider la population du « bidonville de la Vierge » dans la banlieue de Buenos Aires. On retrouve des enjeux forts et des problématiques complexes, couplés à une mise en scène dans la lignée des deux films précédents. Le réalisateur aborde des sujets propres à l’Argentine, mais également des interrogations humaines universelles. Ses plans-séquences sont scotchants de virtuosité et d’intelligence. Le rôle que Gusmán incarne ici peut ressembler à celui de Carancho, l’urgentiste se transforme en assistante sociale, les patients de l’hôpital sont remplacés par les habitants du bidonville, la mafia par les gangs… Cependant, la liaison qu’elle créé dans le film ne se fait plus avec un « hors-la-loi », mais avec un prêtre cédant au désir physique, modifiant sensiblement la relation tout en réitérant le trouble du film précédent. Si elle travaille quotidiennement dans le bidonville, elle n’y vit pas pour autant, arrivant chaque jour de l’extérieur pour apporter un peu de lumière au milieu du chaos quotidien. Ses origines, plus élevées que les habitants du quartier, finissent par devenir un frein à son action et se retourner contre elle, remettant en cause son intégrité. Lors d’une séquence où elle intervient au cours d’une émeute dans le bidonville, Luciana rencontre les ouvriers sur le chantier, pour les convaincre de reprendre les travaux en attendant que la mairie, avec laquelle ils sont en désaccord, change de position. Un des ouvriers lui rappelle alors : « T’as ta petite maison toi ». Ce à quoi elle répond « Et je me démène pour que t’aies la tienne ! », faisant monter le ton et les insultes. « Combien ils t’ont donné ? » Quelques coups partent. Fin de séquence. Ce passage, indépendamment du film, renvoie implicitement à la personnalité publique que l’actrice Martina Gusmán est devenue en Argentine à ce moment là. Elle est encore peu connue en dehors de l’Amérique du Sud, mais jouit là-bas d’une popularité qui n’a rien à envier à Angelina Jolie -apparitions médiatiques nombreuses, multiples couvertures de magazines…

Cette popularité ainsi que la notoriété et le succès des films de Pablo Trapero n’ont pas entravés la ligne directrice qui caractérise le couple depuis la création de Matanza Ciné, à savoir parler de l’Argentine d’hier et d’aujourd’hui, et de l’explorer avec la même envie et sincérité qu’au commencement. Là encore, cela n’empêche pas l’émergence de détracteurs, qui disent que le cinéma de Trapero s’est « américanisé » ou « européanisé »… Ces réflexions seraient-elles seulement formulées si les films et le couple n’avaient pas finalement rencontré le succès ?

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Bilan et actualités

On aurait aimé pouvoir se pencher sur ses rôles en dehors de chez Pablo Trapero, notamment dans Una bala para el che et La vida nueva de Santiago Palavecino, mais ces deux films restent totalement inédits en dehors de l’Amérique du Sud. Tout comme on aurait été curieux de la voir sur les planches dans La casa da bernarda alba, mis en scène par José Maria Muscari en 2014. Mais sa collaboration en tant qu’actrice avec Pablo Trapero suffit déjà à tracer une ligne claire et très intéressante de sa carrière : des rôles qui se raccrochent tous à des figures identifiables et accessibles (mère, urgentiste, assistante sociale) pour les tourmenter avec des enjeux forts (prison, addiction, amour, désir interdit…).
Elle est devenu le point d’équilibre d’un cinéaste qui s’est cherché avant de trouver la forme qui sied le mieux à son cinéma, à l’image de Martina Gusmán, entre réalisme et spectaculaire.

À noter :

Pablo Trapero a été fait Chevalier des Arts et des Lettres en France, le mercredi 1 Juillet. Il était présent à la cérémonie, ainsi que Martina Gusmán, et leur fils.
Martina Gusmán s’apprête à tourner dans un premier film Argentin, El plata, de Tamae Gareteguy.
Le prochain film de Pablo Trapero, El clan, sortira en août 2015 en Argentine.
Pour les lyonnais : dans le cadre du programme « L’été en cinémascope » de l’Institut Lumière (projections gratuites de cinéma en plein air), Carancho sera diffusé le mardi 7 Juillet prochain à 22 heures. L’occasion de découvrir ou redécouvrir un très bon film et deux immenses acteurs.

Carancho


Leonera réalisé par Pablo Trapero – 2008
Les Neuf Reines (Neuva Reinas) réalisé par Fabian Belinsky – 2002
Criminal réalisé par Gregory Jacobs – 2004
Dans ses yeux (El secreto de sus ojos) réalisé par Juan José Campanella – 2010
Coeur allumé (Corazón illuminado) réalisé par Hector Babenco – 1996
El bonaerense réalisé par Pablo Trapero – 2002
Carancho réalisé par Pablo Trapero – 2010
Elefante blanco réalisé par Pablo Trapero – 2012
Gémeaux (Géminis) réalisé par Albertine Carri – 2005

Nacido y criado réalisé par Pablo Trapero – 2006
Mundo grúa réalisé par Pablo Trapero – 1999
Voyage en famille (Familia rodante) réalisé par Pablo Trapero – 2003
Une famille brésilienne (Linha de passe) réalisé par Walter Salles et Daniela Thomas – 2008
Les nouveaux sauvages (Relatos salvajes) réalisé par Damian Szifron – 2015
La vida nueva réalisé par Santiago Palavecino – 2010
Una bala para el che réalisé par Santiago Palavecino – 2011
El clan réalisé par Pablo Trapero – 2015
El plata de tamae gareteguy réalisé par Pablo Trapero – en pré-production