Les pions noirs et ocreux

Peut-on descendre au centre d’un texte, comme Jules Verne est descendu au centre de la Terre ?
Tous les lundis, une note sur la fiction.

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« Les pions noirs et ocreux se mirent à voyager sur le carrelage du damier.
Il en était ainsi tous les soirs, excepté le mercredi et le vendredi, jours auxquels M. Hyppolyte Baes ne partageait pas le souper de son ami, et le dimanche où il ne venait pas. »

Les pions noirs et ocreux.
C’était elle. C’était la phrase. J’aimais pourtant Jean Ray depuis la première ligne de Malpertuis, mais cette phrase du Grand nocturne, ces pions noirs, c’était le basculement.
Les pions noirs et ocreux se mirent à voyager sur le carrelage du damier. Pourquoi n’a-t-il pas écrit : « Ils se mirent à jouer aux dames » ?

Dans les histoires de Jean Ray, des fantômes croisent des créatures mythologiques. L’atmosphère est glacée. Même l’humour est froid. L’horreur n’est jamais explicite, elle n’est jamais vulgaire. Elle n’est jamais pudique non plus. L’univers de Jean Ray, ce sont ces maisons qui grincent et les rires des minuscules créatures qui courent dans les greniers. Une poésie qui met mal à l’aise. Dans les endroits qu’il décrit, les objets peuvent parler, ils peuvent bouger et même penser. Les pions peuvent voyager.

Hyppolyte et Théodule ne jouent pas aux dames. Ce sont les pions noirs et ocreux qui voyagent sur le carrelage du damier. Il est là, le cœur. Ce n’est pas écrit pour faire beau. Noirs et ocreux, ce n’est pas de trop. Cette phrase, c’est le texte tout entier.
Ce genre de phrases, on ne les découvre pas au bout de quelques pages, en feuilletant la prose d’un inconnu. Elles se montrent à l’usure. On parvient alors au cœur du texte comme au centre de la Terre, après une longue descente dans la cheminée du cratère.

Récemment, j’ai lu ce passage chez Alain Damasio :
« Le Trépasseur a été direct :
– Un classique de l’Enfer, hombre : l’alter ego. Prend souvent la forme d’un clone, effet miroir, parfois fantôme. Pas se laisser prendre. Mettre le froid dans sa tête et rire. »
« Mettre le froid dans sa tête et rire. » 
J’ai souri et je l’ai relue. Cette phrase, comme celle de Jean Ray, ne s’arrache pas du texte comme une citation. Elle vit là confortablement entre deux autres phrases, impeccable, indétrônable. A l’instant de sa lecture, cette phrase est le vortex du texte. Elle aspire toutes les autres sans les détruire ; elle se gonfle d’elles.

Ces pions noirs et ocreux qui voyagent sur le carrelage du damier, c’était l’une de ces inexplicables rencontres avec ce que je considère un temps comme l’âme du texte et celle de son auteur. Quand on découvre cette fameuse phrase, on se dit qu’on y est ; c’est l’antre. Le cœur de la bête. On murmure : « C’est donc ça… », comme si on avait percé le secret du texte, et au-delà : le secret de l’écriture. On s’y attarde un moment, on repart un peu en arrière, on analyse la mécanique de la phrase, celle des pages qui la précède. On est devant le secret mais le secret ne s’ouvre pas. Sans doute que « le secret, c’est qu’il n’y a pas de secret. »
Alors on tourne la page.