Salinger : Portrait de l’auteur en personnage de fiction

C’est la vie de Salinger en personnage de fiction qui nous intéresse. Cette vie là, il l’a distillée avec parcimonie à travers ses publications épisodiques entre le début des années cinquante et le milieu des années soixante. En somme, une poignée de nouvelles et un roman devenu célèbre : L’attrape-coeur.

SAN DIEGO - NOVEMBER 20, 1952: ***EXCLUSIVE - CALL FOR IMAGE*** JD Salinger poses for a portrait as he reads from his classic American novel "The Catcher in the Rye" on November 20, 1952 in the Brooklyn borough of New York City. Salinger died on January 27, 2010.  (Photo by Antony Di Gesu/San Diego Historical Society/Hulton Archive Collection/Getty Images) *** Local Caption *** JD Salinger

Salinger est le plus connu des auteurs inconnus. La formule est facile mais nécessaire pour aborder le personnage. C’est parce qu’il a passé sa vie à s’effacer et se jouer des mystères que Salinger a toujours intrigué. Mais le sujet de cet article n’est pas exactement de parler de sa vie en tant qu’écrivain  : d’autres auteurs, journalistes ou enquêteurs y ont déjà pourvu. C’est la vie de Salinger en personnage de fiction qui nous intéresse. Cette vie là, il l’a distillée avec parcimonie à travers ses publications épisodiques entre le début des années cinquante et le milieu des années soixante. En somme, une poignée de nouvelles et un roman devenu célèbre : L’attrape-coeur.

« J’étais vachement en avance au rendez-vous, aussi je me suis assis sur une de ces banquettes de cuir près de l’horloge dans le hall, et j’ai regardé les filles. Pour beaucoup de collèges les vacances avaient déjà commencé. Il y avait bien un million de filles, assises ou debout, ici et là, qui attendaient que leur copain se pointe. Filles croisant les jambes, filles croisant pas les jambes, filles avec des jambes du tonnerre, filles avec des jambes moches, filles qui donnaient l’impression d’être extra, filles qui donnaient l’impression que si on les fréquentait ce seraient de vraies salopes. C’était comme un chouette lèche-vitrines, si vous voyez ce que je veux dire. En un sens c’était aussi un peu triste, parce qu’on pouvait pas s’empêcher de se demander ce qui leur arriverait, à toutes ces filles. Lorsqu’elles sortiraient du collège, je veux dire. On pouvait être sûr que la plupart se marieraient avec des mecs complètement abrutis. Des mecs qu’arrêtent pas de raconter combien leur foutue voiture fait de miles au gallon. Des mecs qui se vexent comme des mômes si on leur en met plein les narines au golf, ou même à un jeu stupide comme le ping-pong. Des mecs terriblement radins. Des mecs qui lisent jamais un bouquin. » 1

J’ai découvert Salinger à l’âge où l’on s’identifie à Holden Caulfield, c’est à dire environ vers 16 ou 17 ans. J’étais un râleur en puissance et j’ai été décomplexé. En ce qui concerne le livre, c’est une amie qui m’en avait parlé ; je crois qu’elle m’avait dit que la traduction était bizarre mais le livre très bien. Alors je l’ai lu une fois en français et une fois en anglais parce que j’avais le temps.

Je n’étais pas particulièrement porté sur la diversité à l’époque. J’étais un lecteur qui ne prend pas de risques. Celui qui part à l’aventure de la cave au parking. Alors, à cet âge là, j’imagine la littérature comme des descriptions précises ; le « style » est synonyme de cascade nominale et verbale et les auteurs que je lis sont très très loin de ce que je suis. J’ai appris avec ce bouquin, comme pas mal de ceux qui l’ont découvert, que les livres ça pouvait être autre chose. Alors je ne m’étalerai pas sur les raisons qui font que ce livre a changé ma façon de lire, tout simplement parce que c’est probablement le cas pour de nombreux lecteurs, et surtout parce que la lecture de cet article sur Salinger ne remplacera jamais celle de son œuvre.
Peut-être que ces bouquins qui sont touchants sont ceux qui parlent de la vie de leurs auteurs à travers la fiction ; de la vie que l’on mène avec des chutes en avant et des retours en arrière. Bukowski l’a dit de manière laconique : « An intellectual says a simple thing in a hard way. An artist says a hard thing in a simple way ». (« Un intellectuel dit une chose simple de façon compliquée. Un artiste dit une chose compliquée de façon simple. ») La simplicité de la description, c’est peut-être d’abord comme ça qu’on peut définir le style Salinger.

L’observation & les sensations

« Encore un conseil : nous nous appelons Glass. Dans un instant, le jeune Glass, le plus jeune des garçons, apparaîtra devant vous en lisant une lettre très longue […] lettre qui lui a été envoyée par l’aîné de ses frères encore vivant, Buddy Glass. On m’a dit que le style de cette lettre ressemblait de très près au style, ou aux maniérismes écrits, du présent narrateur, et le lecteur non prévenu sera tenté de conclure, hâtivement il est vrai, que l’auteur de cette lettre et moi-même ne sommes qu’une seule et même personne. Il conclura ainsi et, je le crains, il aurait tort de ne pas le faire. »2

Ce n’était pas gagné d’avance. A la lecture de Seymour, Une introduction3 ou de Zooey4, on pourrait ranger d’emblée Salinger dans le tiroir des auteurs verbeux. On aurait tort de l’y laisser.

« Et que si les baisers s’envoyaient par écrit, Madame, vous liriez ma lettre avec les lèvres. » 5

Le vers de Rostand introduit plutôt bien ce que je suppose du personnage Salinger : c’était un séducteur particulièrement versé dans le genre épistolaire (il a eu une correspondance soutenue avec les jeunes filles qu’il fréquentait)6. Cela étant dit, la précision avec laquelle il décrit le mouvement dans ses livres (et quand je dis précision, je parle de concision) tend à montrer qu’il était observateur et maîtrisait particulièrement la communication non verbale. Un séducteur charismatique et kinesthésique, par dessus le marché (oui, j’y vais fort). Alors la quête de Salinger en tant que personnage de fiction, c’est quoi ? De chercher le sens des mouvements des corps et des esprits ? Maintenant, joignez les mains : vous me ferez trois Pater et deux Ave pour pénitence. Allons, allons ! c’est simple, vous allez vite comprendre !
Dans L’attrape-coeur, Holden Caulfield7 déteste le cinéma et Hollywood qui lui ont pris son frère aîné D.B, devenu scénariste : qu’il ait aimé ou non le cinéma, force est de constater que Jerôme David Salinger fût particulièrement cinématographique dans ses écrits. Ce qui m’a souvent frappé dans sa façon d’écrire, c’est la manière qu’il a, semblable à celle de Raymond Carver8, d’aller à l’essentiel de l’action de ses personnages ; ils fument, tremblent, râlent, sourient, se passent une main dans les cheveux, regardent un coin du plafond ou du sol où passe un halo de lumière… Ils font les choses bêtes et stupides que font les « vrais personnes » et c’est peut-être d’abord cela qui les rend attachants.

À l’origine du mot cinématographe, on trouve le grec kineo qui signifie bouger, et enfin kínêma.9 Plus encore que de faire bouger ses personnages, Salinger décompose leurs mouvements pour mieux les comprendre. À l’instar d’Eadweard Muybridge10 qui utilisait la chronophotographie pour décomposer le mouvement animal, Salinger réduit au plus simple les mouvements des personnages, les dépouille de tout artifice.

Photographies du cheval en mouvement – Eadward Muybridge – 1878 :

Les exemples de décomposition sont nombreux dans l’oeuvre de Salinger, et pour continuer la comparaison avec le cinéma, on pourrait tout aussi bien les imaginer comme des directions de mise en scène, d’acteur. Mais parce que ces exemples sont nombreux et pour éviter l’effet catalogue, nous nous pencherons du coté de la nouvelle Teddy11.

Dans cette nouvelle, Teddy est un jeune garçon de dix ans particulièrement précoce intellectuellement et dont les facultés sont étudiées par de nombreux médecins à travers le monde. Il se trouve sur un bateau avec sa famille, sur le chemin de retour en Europe. Tandis qu’il consigne quelques réflexions dans son journal quotidien, un jeune homme du nom de Bob Nicholson, très intéressé par son cas, engage la discussion avec lui. Une discussion sur les adultes, l’éducation, la vie, la religion.
Dans ce qui pourrait être de simple descriptions, on trouve sans cesse le mouvement :
« Son calepin se referma, en partie grâce à lui, en partie tout seul. »12
« Il étendit ses jambes aux cuisses singulièrement lourdes, au point qu’elles faisaient penser à elles seules à des corps humains. »13
« Il redressa soudain le buste, pencha sa tête de côté, se donna une petite tape sur l’oreille droite. »14

Chez Salinger d’ailleurs, on est souvent dans une unité de lieu, d’action et de temps. Pratique pour l’observation et pour la narration, mais l’auteur préfère laisser émerger l’émotion.
Le personnage et sa caractérisation ont finalement plus d’importance que la description précise du monde dans lequel il évolue. Et pour ceux qui en doutaient encore, laissons Salinger s’exprimer sur le sujet, en parlant de lui-même et de ses personnages à travers le jeune Teddy :

« Les poètes font toujours du temps une affaire personnelle. Ils mettent toujours leurs émotions dans des choses qui n’en ont pas. »

Pourtant, s’il est un modèle d’actions minimalistes et significatives, Salinger n’en a pas moins le verbe développé. Puisqu’à travers ses histoires, les personnages évoluent pour la plupart dans un seul lieu (salle de bain, voiture, appartement, hôtel, salon …) il faut leur donner des choses à dire. Et qu’est-ce qu’ils aiment parler !15 Et cette fois-ci aussi, on aurait tort de les en empêcher : la parole chez Salinger est une affaire de contraste, c’est parce qu’elle va souvent paraître insignifiante et verbeuse qu’elle va laisser filtrer avec poésie l’essentiel. Comme le dessin solaire des persiennes sur un parquet.
En décrivant des gestes oubliés ou répétés, des actes manqués, des habitudes tenaces ou des regards qui trahissent, Salinger prouve une habitude de l’observation de ses contemporains et surtout de lui-même car « l’essentiel, pour tout écrivain, est d’écrire sur ce qu’il connaît »16.

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Comme il est né en 1919, Salinger grandit entre les deux grandes guerres mondiales, il combat pour la Seconde et participe, entre autres combats violents, à la libération des camps de concentration. Ça c’est pour le coté historico-wikipédia. Qu’est-ce que ça raconte sur notre ami Jerry ? Le stress post-traumatique, le besoin d’isolement, la nostalgie de l’innocence, de la naïveté, de l’enfance, tout cela mène inévitablement vers un durcissement du caractère et des habitudes17. Ça se traduit par des adolescents qui ne comprennent pas le monde des adultes dans lequel on les pousse, des personnages précoces intellectuellement, qui ont des amis imaginaires, se posent des questions sur la religion, cherchent un abri où il ne se sentiront pas constamment jugés.
Les personnages de cette œuvre essaient de rentrer dans des costumes toujours trop grand ou trop serrés pour eux, alors ils se prennent les pieds dedans ou alors ils étouffent. A l’image de l’auteur, les nombreux personnages récurrents de l’œuvre jouent la comédie sociale avec malaise. Dégoûtés des autres et de leurs habitudes, ils se dégoûtent eux-même quand ils pensent en faire partie. La vie sur terre est souvent trop triviale pour eux alors ils la cherchent dans la connaissance juste des gens et des choses, dans la méditation et la religion, dans la déambulation, dans l’occupation de l’ennui. Leur nourriture est métaphysique, à l’image de la jeune Frances « Franny » Glass, qui n’a d’yeux que pour son livre « Le chemin d’un pélerin » et qui ne veut pas toucher son club sandwich et son verre de lait.
Ici, j’aurais pu mettre une vidéo pour faire respirer mon propos. Mais la vidéo à laquelle j’ai pensé était une adaptation très maladroite de la nouvelle Zooey par Mathieu Amalric18 et franchement, ça aurait été dommage d’illustrer ces quelques mots par un court métrage aussi mal adapté et aussi mal joué.19

On peut supposer l’œuvre de Salinger à l’image de lui-même : probablement bavard, très certainement râleur et nécessairement lucide. Pour tout ce qui est de l’ordre de l’anecdote, de la vie privée de l’auteur, ce n’est pas le propos. C’est ce qui fait Salinger dans ses idées et dans ce qu’il était qui, semble-t-il, va rester. Pour le reste, aucun article ne pourra vous aider. Il ne vous reste plus qu’à ouvrir les nombreuses pages que l’auteur a laissées ; nul doute que vous y trouverez, entre autres choses souriantes et colorées, la vie et la mort en train de compter les levés et les couchés de soleil.


1 L’attrape-cœur, J.D Salinger
2 J.D. Salinger, Zooey, 1962,2010, Editions Robert Laffont
3 J.D. Salinger, Seymour, une introduction, 1964, Editions Robert Laffont
4 J.D. Salinger, Zooey, 1962,2010, Editions Robert Laffont
5 Edmond Rostand, Cyrano de Bergerac
6 Voir certaines lettres adressées à Marjorie Sheard ou encore Oona O’neil
7 L’adolescent, anti-héros de The catcher in the rye/ L’attrape-cœur
8 Lire Short cuts : selected stories, Raymond Carver
9 Abrégé du dictionnaire grec-français, 1901, Hachette
10 En 1878, Muybridge prouve la théorie de Marey qui consiste à dire que les jambes d’un cheval, au cours des phases du galop, ne quittent ensemble le sol qu’une seule fois. Il dispose pour se faire de douze appareils photographiques le long d’une piste équestre. Les douze photographies ainsi collectées prouve ainsi la théorie du physiologiste Marey.
11 J.D. Salinger, Nine Stories, 1953, Little Brown Books (ou sous le titre Nouvelles, aux éditions Pocket)

10 Ibid, p262
12 Ibid, p262
13 Ibid, p263
14 Ibid, p266
15 Lire les nouvelles Franny et Zooey, et Dressez-haut la poutre maîtresse, charpentier permet de s’en rendre compte
assez facilement.
16 Stephen King, Entretien Télérama, 28/10/13
17 De nombreux artistes ont parlé de la guerre (1939-1945 / Vietnam / Afghanistan etc… ) mais je choisis très arbitrairement de vous orienter vers le célèbre Deerhunter de Cimino ou encore The Wall de Pink Floyd qui a pu profiter d’une mise à jour très actuelle il y a quelques semaines au cinéma, avec le Roger Waters’s The Wall, mêlant extraits de concert et pèlerinage du fantôme paternel mort au combat.
18 Deux cages sans oiseaux, Mathieu Amalric, 2007
19 J’espère secrètement que les plus curieux vont aller voir ça. Je conseille quand même de lire la nouvelle avant, au risque de se dégoûter à tout jamais de la littérature de J.D.