Vie et mort de Richard Bachman

Qui était Richard Bachman, le double littéraire de Stephen King ?

Richard Bachman meta

Richard Bachman est né à New York. En 1977, il publie son premier roman, Rage1, suivi de Marche ou crève2, Chantier3, Running Man4, La peau sur les os5. Écrivain discret, il meurt en 1985 d’une tumeur au cerveau. Sa veuve retrouve un manuscrit dans les cartons de sa cave, et Les régulateurs6 est publié à titre posthume.
Sauf que Richard Bachman n’a jamais existé. Bachman n’est qu’un masque : celui de Stephen King.


Richard Bachman, comme l’a souvent dit King, est mort d’un « cancer du pseudonyme ». C’est en réalité un étudiant en droit, Stephen Brown, qui démasqua l’auteur en découvrant un document de dépôt de copyright d’un roman de Bachman, signé par King. Cette révélation permettra la réédition, et même la découverte des romans de Bachman par le monde de la critique et celui des lecteurs, qui les avaient relativement ignoré jusque là…

Blaze francaisDepuis, le nom de Richard Bachman n’a plus sa place sur les couvertures de ses propres livres. On le trouve parfois en-dessous de celui de Stephen King, d’autres fois entre parenthèses. Pourtant, cet avatar avait une vie. Une naissance, une famille, et des proches auxquels ses livres étaient dédicacés. Dans les introductions des deux éditions de The Richard Bachman Books7, collection des romans écrits sous le pseudonyme de Bachman, King décrit sommairement la vie et la mort de son double :

« Bachman était un gars passablement désagréable, né à New York, et qui avait passé environ dix ans de sa vie dans la marine marchande, après quatre ans dans la Garde côtière. Il s’était finalement installé dans la région rurale du New Hampshire, où il écrivait la nuit et s’occupait le jour de sa petite ferme laitière. Les Bachman avaient un enfant, un garçon, mort dans un malheureux accident à l’âge de six ans (il était tombé dans un puits où il s’était noyé). Trois ans plus tôt, on avait découvert une tumeur à la base du cerveau de Bachman, qu’on avait retirée lors d’une opération délicate. Il est mort soudainement en février 1985, lorsque le Bangor Daily News, le journal de ma ville natale, a publié un article m’identifiant comme Richard Bachman – ce que j’ai confirmé. »8
« (…) J’ai commencé à imaginer sa vie comme producteur laitier… sa femme, la belle Claudia Inez Bachman… ses matins solitaires dans le New Hampshire, passés à traire les vaches, traverser le bois, et penser à ses histoires… ses soirées passées à écrire ces histoires, toujours avec un verre de whisky, derrière sa machine à écrire Olivetti.9« 

Au-delà de cette « biographie » de Bachman, Stephen King a distillé dans certains récits des éléments qui devaient permettre au lecteur de s’éloigner de la vérité ou, au contraire,  lui sous-entendre que King était la main qui tenait la plume. Dans La peau sur les os (le premier roman de Bachman « à lui tout seul », dira King), on trouve ce genre de clins d’oeils : « On se serait presque cru dans un roman de King.« , ou « (…) vous ne trouvez pas que ça se remet à rassembler un peu à du Stephen King ?10« 

Le "visage" de Bachman, en réalité celui d'un agent d'assurance
Le « visage » de Bachman, en réalité celui d’un agent d’assurance

Longtemps, on a lu que Stephen King avait créé Bachman pour vérifier que ce n’était pas son nom qui faisait vendre, mais la qualité de ses livres. L’auteur le nie clairement dans The Richard Bachman Books : ce n’est pas lui qui avait besoin de ce pseudonyme, mais l’éditeur, qui avait peur d’une « overdose » de Stephen King sur les étagères des librairies. On craignait qu’il ne ruine son propre marché.

Même si la mort de Bachman l’a profondément agacé, King ne nie pas cependant s’être senti soulagé par sa disparition. Le personnage qu’il avait créé était en train de prendre trop de place. On se souvient notamment que la tuerie de Colombine, et d’autres, ont été organisées par des adolescents influencés par le personnage de Rage, le premier livre signé par Bachman, qui racontait la prise d’otage d’une classe par un lycéen. Même si la responsabilité de King n’a évidemment pas été directement engagée, l’auteur a été profondément affecté. Il se félicite régulièrement qu’on ne puisse plus trouver Rage aujourd’hui que sur le marché de l’occasion.

Mais King a eu du mal à se débarrasser de Bachman. Après la « mort » de ce dernier, il fait publier Les régulateurs sous son pseudonyme. En introduction du livre, on trouve une longue note de l’éditeur, expliquant le retour de Bachman : sa veuve, fouillant les cartons de leur propriété du New Hampshire, a découvert des manuscrits de l’écrivain défunt, et décidé de les faire éditer.

Plus tard, Stephen King publie Blaze11. On est en 2008, et l’identité de Bachman est connue depuis longtemps, mais la préface éclaire le lecteur sur les raisons du retour de l’écrivain imaginaire : Blaze a été écrit entre 1972 et 1973, et sous la plume de Bachman. Peu satisfait du résultat, King avait oublié le manuscrit dans un carton. En le redécouvrant trente ans plus tard, il décide de le publier avec le nom de son auteur originel. C’est, pour l’instant, le dernier roman de Bachman.

« Ce que je peux probablement dire de plus important sur Richard Bachman, c’est qu’il est devenu réel. »8

Dédicace Bachman
« La part des ténèbres », édition Pocket (avril 2008)

En 1989, soit quelques années après la mort de Bachman, paraît La part des ténèbres12. Publié par Stephen King, le roman entre en résonance directe avec l’expérience de dédoublement vécue par l’écrivain. Une note de King ouvre d’ailleurs le livre : « J’exprime toute ma reconnaissance à feu Richard Bachman pour son aide et la source d’inspiration qu’il fut pour moi. Jamais ce roman n’aurait vu le jour sans lui. »
Le personnage de Thad Beaumont est un écrivain à succès. Jeune, on lui retire une « tumeur » au cerveau, en réalité des tissus humains de ce que l’on suppose être son jumeau, dévoré in utero. Devenu adulte, Thad se créé le pseudonyme de Georges Stark. Lorsque le roman commence, Thad a décidé de se débarrasser de ce double littéraire, et l' »assassine » en s’exhibant pour la presse aux côtés d’une fausse pierre tombale, sur laquelle on peut lire « GEORGES STARK / 1975-1988 / Un type pas très sympa ».
Il est amusant de se rappeler que King lui-même a décrit Bachman comme un gars passablement désagréable… Et que la presse a également assassiné Richard Bachman, en publiant la révélation de sa véritable identité. Les personnages d’écrivains sont légion chez King, et la dimension réflexive de ses oeuvres n’est plus à démontrer. Il est clair que l’influence de Richard Bachman sur Stephen King a été conséquente, et pas seulement d’un point de vue littéraire.

« (…) des rumeurs sont arrivées disant « Bachman est King », et il n’y avait personne – pas même moi – pour défendre l’homme une fois mort, ou pour dire ce qui était évident : King était aussi Bachman. (…) »9

Le pseudonyme de Bachman, au moment de la publication de Blaze, n’est plus qu’un prétexte pour King : il s’offre à nouveau la voix de son double pour proposer une écriture différente. La nouvelle apparition de l’avatar littéraire participe également de ce que l’on pourrait appeler « la mythologie Bachman », le retour d’un personnage auquel King semble particulièrement tenir, au point de décider de lui offrir une seconde vie, à l’instar de Paul Sheldon dans Misery12 (roman qui, détail intéressant, devait être publié sous le nom de Bachman13). Il s’agit presque d’un hommage post mortem, comme l’est La part des ténèbres. En effet, à la façon de Thad Beaumont qui ne s’explique pas le malaise qu’il ressent à la mort de son double, King s’était attaché à cette nouvelle part de lui-même, qu’elle soit de ténèbres ou non -Bachman, disait King, « apparaissait les jours de pluie »9

Hormis John Swithen, autre pseudonyme qu’il n’utilisa qu’une seule fois pour la publication de sa nouvelle Le cinquième quart, Stephen King ne s’est jamais créé d’autres doubles. À moins qu’ils n’aient pas encore été découverts…


1 Rage, roman de Richard Bachman 
2 Marche ou crève, roman de Richard Bachman
3 Chantier, roman de Richard Bachman 
4 Running man, roman de Richard Bachman 
5 La peau sur les os, roman de Richard Bachman
6 Les régulateurs, roman de Richard Bachman
7 The Richard Bachman Books, collection des romans de Richard Bachman

8 Why I was Bachman, préface de Stephen King dans la première édition de The Bachman Books. À lire en anglais ici.
9 The importance of being Bachman, préface de Stephen King dans la deuxième édition de The Bachman Books.
10 La peau sur les os, édition Le Livre de Poche (2014), p.160
11 Blaze, roman de Richard Bachman
12 Misery, roman de Stephen King
13 Voir Stephen King, parcours d’une oeuvre, essai de Laurent Bourdier