Le conte adapté au cinéma : le cas de « La Belle et la Bête » de Cocteau

La mise en images d’un texte existant pose la question du rôle du scénariste et de la pertinence de son travail. Dans cette opération d’adaptation du conte littéraire en une œuvre filmique, le travail du scénariste n’est-il qu’un simple exercice de style visant à mettre en images les contes classiques, ou s’agit-il d’un choix assumé proposant un regard personnel sur l’œuvre de base ?

Cocteau's La belle et la bete

Notre réflexion se basera sur le travail d’adaptation du conte de La Belle et la Bête de Madame Leprince de Beaumont, par Jean Cocteau pour le film du même nom.

L’adaptation

Le professeur Francis Vanoye définit l’adaptation comme « un ensemble d’opérations complexes visant à transformer un objet littéraire en objet cinématographique et le produit de ces opérations, à savoir le film. Opérations et produits répondent à des besoins. Besoins vitaux d’abord, puisque le cinéma se nourrit, depuis ses origines, de fictions empruntées au moins autant que d’histoires originales. Besoins sociaux-culturels ensuite, puisque les adaptations d’auteurs et de textes prestigieux ont très vite contribué à fonder la légitimité artistique du cinéma. »1
Nous pouvons rappeler que cinéma et littérature ont toujours été liés à partir du moment où les cinéastes ont souhaité utiliser le dispositif cinématographique pour mettre en récit et non plus pour seulement capter le réel à l’image du travail des frères Lumière. Source intarissable tant le répertoire est vaste, nombre de romans, nouvelles et autres écrits ont été transposés sur les écrans. Si bien qu’il est possible de se demander si l’adaptation peut être qualifiée comme un genre à part entière. Un genre qui se définirait non pas par une liste de points communs – les objets littéraires sont divers – mais selon les quatre fonctions évoquées par Francis Vanoye2 : d’une part, par la capacité de l’adaptation littéraire à alimenter le cinéma en fictions, d’autre part sa contribution à la légitimisation du cinéma en tant qu’art à partir de la valeur des œuvres littéraires adaptées, mais également sa force de diffusion du patrimoine culturel et enfin sa fonction de dédoublement de la littérature.
Le genre de l’adaptation peut se définir comme « une activité, une opération qui consiste à se saisir d’un objet préexistant, la plupart du temps élaboré par quelqu’un d’autre, pour lui faire subir un certain nombre de transformations aboutissant à la constitution d’un autre objet »3. Dans le cas de La Belle et la Bête, le récit de Mme Leprince de Beaumont appartient au genre du « conte de fées », qui trouve son origine dans une tradition orale. Il s’agit donc de définir ce qui caractérise le conte avant de s’intéresser à la question de l’adaptation dans ce cas spécifique.

Illustration de La Petite Sirène de Hans Christian Andersen
Illustration de La Petite Sirène de Hans Christian Andersen
Origines et caractéristiques du conte

D’origine orale, le conte ne suit pas les mêmes codes et ne se définit pas de la même manière que peut le faire un roman. Bien plus court et malléable, il se construit sur des variables et des constantes, comme le montre le travail de Vladimir Propp. Le conte présenté comme genre littéraire édité a été généralisé seulement à partir des écrits de Charles Perrault en France, de Jacob et Wilhelm Grimm en Allemagne et ceux d’Andersen au Danemark à partir de 1785.
Le terme « conte de fées » désigne quant à lui spécifiquement des récits fantastiques mettant en scène des personnages dans un univers merveilleux où la magie et les créatures imaginaires cohabitent sans que le héros de l’histoire n’en soit surpris. Le surnaturel y est accepté, par opposition aux récits fantastiques de l’ordre de l’étrange qui mettent en doute le surnaturel et tentent soit d’y trouver une explication rationnelle, soit de l’accepter comme un domaine non maîtrisable du réel.
Le conte suppose une structure narrative archétypale et codifiée qui offre un large éventail de possibilités dans le cas d’une adaptation cinématographique. C’est sans doute pour cette raison que ce type de récits séduit des cinéastes de toutes époques et de toutes cultures, et qu’un même conte peut ainsi connaître des formes diverses et variées. 
Cette structure très particulière qui caractérise le conte a été analysée par Vladimir Propp dans sa Morphologie du conte : il en ressort que ces histoires se composent de constantes qu’il appelle « fonctions ». Il en répertorie trente et une, censées définir les axes principaux propres aux contes. On y retrouve par exemple l’éloignement ou la mort des parents, la transgression de l’interdit, la réception d’un objet ou d’un pouvoir magique, ou encore la découverte d’une tromperie. Toutes ces fonctions ne se retrouvent pas nécessairement en même temps dans une unique œuvre, en revanche, un conte suivra nécessairement ce schéma et contiendra certaines de ces actions faisant avancer progressivement l’histoire.

Une édition du conte de La Belle et la Bête par Walter Crane (Angleterre, environ 1900)
Une édition du conte de La Belle et la Bête par Walter Crane (Angleterre, environ 1900)

La Belle et la Bête ne déroge pas à la règle et parmi ces fonctions se retrouve la transgression de l’interdit à travers le vol de la rose par le père ; vol qui sera l’origine de l’éloignement de Belle vis-à-vis de sa famille lorsqu’elle rejoint la Bête. Les objets magiques confiés à Belle par la Bête que sont le miroir et le gant correspondent là encore à l’une des constantes propres aux contes de fées. Chacune de ces fonctions permet ainsi de faire progresser l’action et par conséquent l’histoire. D’autre part, toujours d’après l’essai de Propp, le conte se définit aussi par des « variables » qui concernent les personnages et leurs attributs. Généralement définis et nommés par un simple trait physique ou moral (le bon, la reine, le servant, la marâtre etc…) et par leur condition sociale, ils se construisent comme des archétypes spécifiques. De cette manière, les bons et les mauvais sont la plupart du temps rapidement identifiés. En ce qui concerne le lieu de l’action, il est très rarement contextualisé dans une époque précise, mais plutôt mis en place à travers des motifs symboliques tels que la forêt ou encore le foyer familial. Dans La Belle et la Bête de Cocteau, la Bête est nommée et définie par sa laideur, c’est pourquoi après s’être transformé en prince, Jean Marais (qui interprète les deux rôles) explique que la Bête n’est plus : son nom change pour s’adapter à ce qu’il représente désormais. Belle se définit par sa beauté, autant physique que morale et s’oppose à ses deux sœurs qui sont de purs archétypes d’orgueil et de méchanceté, dominées par leur jalousie vis-à-vis de l’héroïne (jalousie qui leur est d’ailleurs fatale dans le conte de Mme Leprince de Beaumont). Les personnages se cadrent ainsi parfaitement dans les codes du conte de fées et il en va de même pour le lieu, qui reste indéterminé. En particulier dans l’adaptation de Cocteau, il est seulement identifiable par l’ambiance : mystérieux et onirique pour le monde de la Bête, plus réaliste en ce qui concerne le village où vivent Belle et sa famille. Le conte inclut généralement nombre de dualités et on les retrouve parfaitement ici : dualité des lieux, dualité entre la Belle et la Bête, entre la Bête et Avenant, entre Belle et ses sœurs etc…

Un besoin de transmission

Le conte est porteur malgré lui du contexte et de la culture dans lesquels il est né. Ce « bagage » doit être pris en compte au moment de son adaptation, et ce, d’autant plus dans le cas où cette adaptation est cinématographique. Dans cette idée, Francis Vanoye envisage
« l’adaptation du texte littéraire au cinéma en tant que produit par un ensemble de contraintes et libertés assumant une mission de transmission tout en se singularisant et en payant le tribut de cette singularité. Car le cinéma acquitte en somme une double dette à l’égard de la littérature : celle provenant de la valeur ajoutée que le texte littéraire, lorsqu’il possède quelque prestige, confère au film, et celle provenant des transformations que le film fait subir au texte. »4
Ainsi, l’œuvre filmique découlant d’une adaptation littéraire se verra, quoi qu’il arrive, toujours rattachée au support dont elle s’est inspirée. Une réalité d’autant plus forte dans le cas des contes de fées. Ces derniers, ayant traversé les époques sans jamais se faire oublier, sont profondément ancrés dans la mémoire collective. Si bien que le public, toutes générations confondues, aura ses propres attentes vis-à-vis d’une adaptation de ce genre de récit. Autrement dit, une adaptation ne peut jamais véritablement se détacher de l’objet adapté, aussi libre soit-elle, un film sera toujours présenté comme étant « adapté de ». C’est par ailleurs à cause de cette force de l’objet littéraire qu’une certaine fidélité est généralement attendue par les critiques et le public. Pourtant, la force de l’adaptation ne réside-t-elle pas plutôt dans son jeu d’équilibre entre l’œuvre préexistante qui donne naissance à un projet et l’œuvre à venir qui va le concrétiser ?
Il s’agit là d’établir un transfert historico-culturel trouvant sens dans le contexte entourant toute œuvre, le simple fait d’adapter et donc d’établir le transfert d’un domaine à l’autre implique la rencontre entre deux contextes : celui de l’œuvre d’origine et celui de l’œuvre qui naîtra par la suite car « l’œuvre adaptée l’est toujours dans un contexte historique et culturel différent de celui dans lequel elle a été produite. »

Jeanne-Marie Leprince de Beaumont et Jean Cocteau

Dans le cas de La Belle et la Bête, la version du conte par Mme Leprince de Beaumont date de 1757 et est elle-même une adaptation édulcorée de la version de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve (1740). Cette version est donc proposée par une femme institutrice et écrivain à une époque où ce conte, d’abord répandu pour pousser les jeunes filles à comprendre l’amour et à choisir des hommes riches en valeurs morales, a été finalement repris pour pousser ces mêmes jeunes filles à épouser des hommes mûrs, veufs pour la plupart.
L’adaptation de Cocteau connaît évidemment un contexte tout autre. Sorti en 1946, le projet a débuté dès août 1945, c’est-à-dire à la sordide époque de la Seconde Guerre Mondiale. La démarche de l’artiste et dramaturge français était donc complexe et l’objectif, finalement réussi, était de proposer une adaptation cinématographique d’un conte de fées – un genre jugé futile voire inadapté pour certains au vu du contexte historique de l’époque – avec des moyens économiques et techniques extrêmement réduits. Dans son journal, Cocteau explique d’ailleurs lui-même qu’« on n’imagine pas ce que c’est en 1945 de louer douze draps supplémentaires »5. Un témoignage qui montre bien la précarité des conditions de travail face à laquelle l’équipe du film était confrontée à l’époque. Malgré tout, La Belle et la Bête s’avère être une bouffée d’espoir, une replongée dans l’univers de l’enfance et de la naïveté offrant un peu de légèreté et de poésie grâce à un travail riche en créativité, et ce, malgré un tournage éprouvant.
Comme le souligne Francis Vanoye, « le transfert n’entraîne pas nécessairement la transposition du contexte, il n’affecte pas toujours l’intrigue, l’espace-temps diégétique, les personnages, mais il touche immanquablement le point de vue, le regard, parce qu’il concerne la sensibilité, le mode d’intelligence des choses d’une époque, parce qu’il est un changement obligé de perspective. » 6
Un constat qui se vérifie parfaitement dans le cas de l’adaptation de ce conte. Deux époques, deux sexes, deux démarches les séparent et donnent ainsi naissance à deux œuvres distinctes bien que partageant la même histoire.

Affiche du film La Belle et la Bête de Cocteau
Affiche du film La Belle et la Bête de Cocteau
Jouer avec l’original

L’influence de l’œuvre originelle « renvoie aussi à la lutte des scénarios, à l’impossibilité pour l’adaptateur de se débarrasser totalement de celui qu’il adapte. Toute adaptation menace en effet de marquer à jamais l’œuvre adaptée, voire de s’y substituer et de l’effacer aux yeux du public. »7 Une vérité que l’on constate, dans le cas des contes, notamment avec l’exemple de la patte qui caractérise les studios Disney. En effet, la firme est célèbre pour avoir adapté de nombreux contes parmi lesquels on retrouve Blanche-Neige (1937), La Petite Sirène (1989), La Belle et la Bête (1991) ou plus récemment Raiponce (2010). Ces films d’animation ont tous pour point commun un happy end féerique et la célèbre formule de fin « Ils vécurent heureux et eurent beaucoup d’enfants ». Une réécriture de ces contes qui est pourtant restée dans les esprits de générations entières, si bien que nombreux sont ceux qui ignorent la véritable fin de ces histoires, la plupart du temps beaucoup plus morbides ou sanglantes.
Dans ce cas, les changements ne sont donc pas toujours perçus comme une entrave à l’œuvre originale mais bien comme une approche personnelle et singulière à laquelle chacun est libre d’adhérer ou non. La question serait de savoir dans quelle mesure il est possible de modifier les éléments composant l’histoire amenée à être adaptée.

La Bête dans l'adaptation de Walt Disney
La Bête dans l’adaptation de Walt Disney

Dans son livre Novels to film: An Introduction to the Theory of Adaptation, Brian McFarlane établit, à ce propos, la nuance entre deux termes clés : transferable et adapted. Autrement dit, « selon McFerlane, plutôt que d’être fidèle au texte, le film doit « jouer avec », (play around = tourner autour), le transmettre de manière indirecte, périphrastique. Il s’agit de rester fidèle à ce que fait l’essence du texte (intrigue, personnages, retournements) mais également d’opérer les transpositions, échanges/conversions, nécessaires afin de ne pas tomber dans une logique d’illustration. »8
De cette manière, une sorte de tri est à effectuer vis-à-vis du texte qui est alors perçu comme une matière avec laquelle il faut « jouer ». Il faut comprendre par là qu’il s’agit d’étirer, de rétrécir, de moduler et manipuler ce qui constitue la base que l’on adapte. Car que l’on emploie les mots « adapter », « transposer » voire « ajuster », chacun d’eux induisent une évolution, des choix et des changements à accomplir. Par conséquent, laisser cette matière intacte ne pourrait pas correspondre à la définition même d’une adaptation. Il est nécessaire qu’il y ait une réflexion sur l’œuvre de base. C’est en cela que le rôle du scénariste prend tout son sens. Car, loin de devoir se contenter de trouver une idée ou un sujet d’histoire à exploiter et développer, il s’agit pour lui de véritablement s’approprier l’œuvre. Ainsi il peut mieux déterminer la manière dont il doit travailler avec et comment il peut la transformer en une œuvre amenée à être mise à l’écran. 
Mais cela ne signifie pas pour autant qu’il faut renier entièrement l’œuvre de base. Il est possible de lui rester fidèle : l’important étant que celle-ci n’empiète pas sur le reste et ne domine pas la réflexion du cinéaste. Il doit être possible de choisir d’être fidèle comme de choisir de prendre des libertés vis-à-vis de l’original. Autrement dit, tout est une question de parti pris et de démarche personnelle. Ce qui est d’autant plus signifiant ici car le conte « est une matière qu’on s’approprie, qu’on interprète, qu’on réinvente, toujours en y mettant du sien »9. Et c’est justement ce qui qualifie la démarche de Jean Cocteau dans son travail d’adaptation du conte de Mme Leprince de Beaumont.

L’approche de Cocteau dans La Belle et la Bête


Pour recontextualiser, rappelons rapidement le synopsis : 
L’histoire décrit comment la jeune Belle, cadette de sa famille, va choisir de se sacrifier et d’être faite prisonnière à la place de son père condamné par la Bête pour avoir cueilli une rose qu’elle avait demandé pour cadeau. Elle souhaite alors réparer sa faute en se rendant d’elle-même à la demeure de la Bête. Recluse dans un étrange château où les murs et objets semblent vivants, la jeune femme va voir sa relation avec le monstre la détenant évoluer progressivement. D’abord effrayée par sa laideur, elle apprend à son contact que derrière le physique hideux de son bourreau se cache un être meilleur qu’il n’y paraît et pour qui elle va finalement ressentir de l’amour. Sentiment qui permettra à la Bête de reprendre forme humaine et de se présenter sous son allure de prince à Belle.

Un extrait du "Petit chaperon rouge" dans le recueil "Le cabinet des fées".
Un extrait du « Petit chaperon rouge » dans le recueil « Le cabinet des fées ».

Ce très célèbre conte du XVIIIe siècle a été publié par Mme Leprince de Beaumont, l’une des femmes à l’origine de nombre des contes répertoriés dans Le Cabinet des fées, un recueil compilé par le chevalier Charles-Joseph de Mayer et paru à Amsterdam entre 1785 et 1789. Pour cette histoire, elle s’est elle-même inspirée de la version de Gabrielle-Suzanne de Villeneuve dont elle a retiré et modifié des éléments. Dans sa volonté d’adaptation, Cocteau a choisi de puiser son inspiration dans cette version épurée du conte, son travail se distinguant par une fidélité textuelle que l’on retrouve notamment à travers les dialogues du film, et que l’on peut expliquer par une démarche d’authenticité quant au genre particulier qu’est le conte de fées. 
Cependant, Cocteau ne cherche pas non plus à étoffer ou à rendre plus présents ces dialogues car son approche est également et principalement centrée sur l’image et sur une vision purement cinématographique du conte. Son objectif n’est pas simplement de mettre en images le conte écrit mais bien de créer tout un univers féerique et de se servir du dispositif cinématographique et de ses spécificités pour donner vie à sa vision de cette histoire merveilleuse.
Cocteau reprend ainsi dans son adaptation nombre d’éléments clés du conte de Mme Leprince de Beaumont tels que les objets symboliques qui lient le Belle et la Bête (rose, gant, miroir), les personnages ainsi que la trame de l’histoire. Il prend ensuite quelques libertés en ce qui concerne l’échange entre Belle et son père au château. En effet, dans le conte, la rencontre entre la Belle et la Bête se fait en présence du père de la jeune femme. Un détail qui semble appeler à une sorte de bénédiction à la figure paternelle. Il « confie » malgré lui sa fille bien-aimée à la Bête. La jeune femme quant à elle pense servir de repas au monstre, mais découvre qu’une chambre lui est réservée. Or, dans la version de Cocteau, la rencontre entre les deux protagonistes se fait lors d’un face à face près des écuries. La Belle s’évanouit à la vue de le Bête qui s’approche ensuite de la jeune femme et la ramène dans sa chambre ; un premier contact physique s’établit alors entre les deux. Pour ce qui est de la scène du repas où la Bête explique ses intentions à son hôte, elle est plutôt fidèle au conte, notamment dans les dialogues. En revanche, dans le film, Belle est bien plus effrayée à ce moment- là que dans le conte de Mme Leprince de Beaumont. Une différence qui aura toute son importance lors de la dernière scène où Belle annonce aimer avoir peur avec la Bête – à présent devenue prince – et montre ainsi l’ambivalence de ses sentiments. Ambiguïté que l’on retrouve lorsqu’elle affiche une mine presque déçue en voyant sa Bête transformée. Chose tout à fait absente dans le conte de Mme Leprince de Beaumont.
Jean Cocteau se permet aussi des ajouts et suppressions plus importants parmi lesquels on peut citer la fée qui, dans le conte, apparaît à la fin de l’histoire pour annoncer la morale, punir les deux sœurs de Belle pour leur orgueil et leur méchanceté et offrir à Belle et au prince une vie heureuse mais qui, dans l’adaptation de Cocteau disparaît totalement au profit d’un intéressant face à face entre Belle et la Bête devenue un prince. Pour la Bête, Jean Cocteau fait un choix des plus judicieux et empli de sens : il ajoute un personnage absent du conte qu’il adapte : Avenant, qui convoite la main de Belle mais à qui elle se refuse pour s’occuper de sa famille, et en particulier de son père. L’intérêt de ce personnage réside notamment dans le jeu d’échos qui est mis en place avec le personnage de la Bête. Parallèle qui débute par le choix de Cocteau d’utiliser un seul et même acteur pour représenter ces deux personnages : Jean Marais. Reliés uniquement par leur amour pour Belle et par une ressemblance physique – leurs yeux, qui sont d’ailleurs généralement perçus comme la fenêtre ouvrant sur l’âme – ils sont à la fois semblables et opposés. L’un est laid et possède un cœur bon tandis que l’autre possède une beauté physique qui n’a d’égale que la laideur qui l’habite en réalité. Cette antithèse enrichit encore le conte et illustre un aboutissement de l’analyse du cinéaste lors de son adaptation.
Un travail d’appropriation qui débute d’ailleurs dès le générique, notamment avec la présence de ce texte :

« L’enfance croit ce qu’on lui raconte et ne le met pas en doute. Elle croit qu’une rose qu’on cueille peut attirer des drames dans une famille. Elle croit que les mains d’une bête humaine qui tue se mettent à fumer et que cette bête en a honte lorsqu’une jeune fille habite sa maison. Elle croit mille autres choses bien naïves. C’est un peu de cette naïveté que je vous demande et, pour nous porter bonne chance à tous, laissez-moi vous dire quatre mots magiques, véritable « Sésame, ouvre-toi » de l’enfance : Il était une fois… ».

Visant à préparer le spectateur au type d’œuvre qui lui est présenté et à la manière de vivre cette expérience emplie de féerie, ces mots reflètent également la démarche de partage de ce retour à l’enfance et cette sorte d’échappatoire, ce moment de répit que le conte de fées permet. Cela explique d’ailleurs en partie la volonté de Cocteau d’adapter ce type d’objet littéraire et rejoint l’idée de Francis Vanoye qui explique que « certains auteurs semblent en effet stimulés par des textes dans le sens où ceux-ci déclenchent leurs rêveries personnelles ou entrent en résonance avec elles. »10 Une touche de poésie et d’innocence qui contraste avec la sinistre période de guerre au cours de laquelle naît le film.

Avenant, la Bête et le Prince
Avenant, la Bête et le Prince
Focalisation et grammaire

Même si le conte est un récit beaucoup plus court et bien moins détaillé que peut l’être un roman, on peut rencontrer des différences d’approches avec la version adaptée au cinéma, notamment en ce qui concerne la focalisation. Dans le cas de La Belle et la Bête par exemple, la focalisation n’est pas la même dans la version de Mme Leprince de Beaumont que dans la version de Jean Cocteau. En effet, dans le conte, la romancière a fait le choix de proposer une focalisation dite « zéro » où le regard porté sur les personnages semble venir d’une entité les surplombant et ayant connaissance des pensées de chacun. Dans le film, il s’agit plutôt d’une alternance entre une focalisation externe et différentes focalisation interne 11, c’est-à-dire dans laquelle c’est le point de vue d’un personnage qui est présenté, et variable (passage d’un personnage à un autre) selon les scènes et événements à l’écran. Ainsi, à l’écran, les plans reflètent soit le regard subjectif des personnages principaux – comme lorsque Belle se réveille dans son lit après s’être évanouie lors de la première apparition de la Bête et se retrouve face à cette dernière, prise de panique – mais qui peut refléter aussi le regard d’un témoin extérieur suivant discrètement les personnages. Ce qui, dans ce cas, participe à donner vie au château où vivent Belle et la Bête.

Dans le premier cas, ce type de plan permet de faire davantage ressentir les émotions des personnages au spectateur et potentiellement de favoriser l’identification. Tandis que dans le second cas, il s’agit davantage de prendre du recul pour appréhender l’ensemble d’une scène voire la relation entre des personnages. Dans cette idée, les éléments de mise en scène participeront d’autant plus à l’interprétation comme dans le cas de l’utilisation d’un surcadrage qui pourrait représenter soit une sorte d’enfermement, soit une manière de cibler le regard sur un élément important.
Ainsi, toujours par comparaison avec l’écriture littéraire, on retrouve dans le cinéma une sorte d’équivalence grammaticale à travers les codes propres à ce médium – parmi lesquels on peut citer les transitions, le cadrage et les angles de vue, les effets ou trucages visuels etc. – et qui participent à percevoir ce qu’on peut désigner comme le langage cinématographique. Mais le récit filmique étant distinguable du récit écrit, il en va de même pour sa « ponctuation ». Une idée développée par Francis Vanoye et qui rappelle que « tous les procédés démarcatifs, expressifs ou rythmiques du cinéma peuvent être utilisés à d’autres fins (le fondu enchaîné pour indiquer la succession dans le temps ou la continuité spatiale ou le passage au rêve etc.). En somme, la ponctuation écrite est, en gros, normalisée, alors que la ponctuation filmique ne saurait l’être : on découvre de nouveaux procédés, un procédé a plusieurs utilisations. »12

Il n’y a donc pas de véritable grammaire à proprement parler, en revanche, il y a tout de même un travail de « traduction », de transfert et de réadaptation d’un langage à l’autre qui est effectué lors d’une adaptation. Pour exemple, quand dans le conte de Mme Leprince de Beaumont il est dit que Belle passe trois mois dans le château, à l’écran ce temps passé dans ce lieu est retranscrit par une succession de plans montrant l’évolution de la relation entre Belle et la Bête et entrecoupés d’ellipses par fondus au noir. C’est donc notamment par ce travail de transfert que des transformations d’une œuvre à l’autre naissent ; des divergences qui s’avèrent inévitables et qui résultent en partie de ce transfert sémiotique. Autrement dit, « la transposition du récit en mots en récit audiovisuel entraîne inéluctablement des métamorphoses »13.

Influences et créativité de Cocteau

Des changements que l’on peut attribuer d’autre part à la particularité même du médium cinématographique, mêlant l’image et le son. Ainsi, les choix esthétiques, la présence même des acteurs et l’univers musical les entourant font partie des éléments qui vont irrémédiablement s’ajouter au texte de base et faire partie du travail d’adaptation d’un support à l’autre. Ainsi débute la conception du film que Cocteau désignait lui-même comme étant une écriture en images dans lequel il disait vouloir « communiquer un climat qui corresponde davantage aux sentiments qu’aux faits.»14.

Illustration de Peau d'âne par Gustave Doré
Illustration de Peau d’âne par Gustave Doré

C’est de cette manière que le cinéaste tend ainsi à créer toute la poésie du film. Ce n’est pas dans une démarche de sophistication du langage mais bien à travers le travail de l’image et de l’ambiance qui s’en dégage grâce, notamment, à la composition de l’image et à la lumière. Un travail esthétique possible par le peu de détails que donnent généralement les contes sur les lieux où ils se déroulent, et qui permet ainsi au cinéaste de mettre en place des éléments personnels pour alimenter davantage la part magique du conte. Le château de la Bête regorge donc de trouvailles qui l’identifient comme un lieu magique où les éléments prennent vie – un choix qui sera notamment repris dans la version de Disney. Ainsi, les chandeliers s’articulent et les statues observent la scène. On retrouve également une part d’onirisme dans la sublime arrivée de Belle au château, et ce, de par l’utilisation d’un ralenti pendant la course de la jeune femme.
Enfin, la créativité du cinéaste passe par les influences visuelles qui l’on nourrit pour penser la mise en images de son film. Dès le scénario, on recense des références, explicitement rédigées, aux contes de Perrault (Peau d’âne) ou à ceux d’Andersen (La Petite marchande d’allumettes, notamment dans l’adaptation qui en a été faite par Renoir en 1928).
En ce qui concerne le film, les influences picturales des peintres flamands du 17ème siècle à l’image de Vermeer et de sa Jeune fille à la perle se retrouvent dans l’esthétique qui entoure le monde réaliste de Belle et de sa famille.
Et, par opposition, les gravures de Gustave Doré participent à la création de l’atmosphère plus sombre du monde merveilleux de la Bête. Un jeu entre réalisme et clair-obscur qui fait véritablement naître deux univers distincts, à l’image des personnages qui les représentent et qui vont finalement s’unir et partir tous les deux dans un lieu féerique qui n’appartient qu’à eux et restera libre à l’imaginaire du spectateur.

"Jeune fille à la perle" de Johannes Vermeer (1665)
« Jeune fille à la perle » de Johannes Vermeer (1665)
Belle face à Avenant dans "La Belle et la Bête" de Jean Cocteau (1946)
Belle face à Avenant dans « La Belle et la Bête » de Jean Cocteau (1946)
Prémisses de mise en scène

« Texte de fiction, la potentielle littérarité du scénario pose pourtant problème. En fait ce qui semble se dessiner dans – et autour de – la sphère scénaristique relève d’une certaine « réticence littéraire », voire d’une « méfiance du littéraire ». »15.
Les réactions sont parfois vives autour de cette question, comme s’il était inconcevable de lier littérature et cinéma. Une attitude paradoxale qui pointe le fait que les ouvrages littéraires sont appréciés et sources de nombreuses réinterprétations cinématographiques, à l’heure même où le scénario, comme une sorte de version écrite du film, est écarté de toute idée d’un lien quelconque avec la littérature. Une méfiance qui donne l’impression qu’il réside une sorte d’incertitude quant à la force du dispositif cinématographique face à la littérature. En reconnaissant le scénario comme un potentiel sous-genre littéraire, ses détracteurs craignent-ils de privilégier la littérature au cinéma, voire de la laisser empiéter dessus ? Une crainte qui justifierait les propos tendant principalement à dire que « le scénario n’est pas et n’a pas à être considéré en tant que texte littéraire, qu’il ne faut pas être dupe d’un certain vocabulaire hérité de la dramaturgie (…) comme si une telle approche annulait sa spécificité cinématographique. »16 Pourtant, ce n’est pas parce qu’un domaine artistique s’inspire d’un autre ou se l’approprie dans le cadre d’un projet que l’un des deux arts va influencer l’autre ou le dominer. Toujours dans le cadre du cinéma, l’utilisation de la musique pourrait poser les mêmes soucis tant elle peut être présente dans une œuvre filmique. Pourtant plutôt que de faire oublier le film, elle tend à y apporter sa touche personnelle et à y participer au profit de celui-ci. Ainsi, si un scénario était publié et établi comme le genre ou sous-genre littéraire de l’écriture visuelle, ou plutôt la naissance d’un nouveau lien transversal entre littérature et cinéma et où le scénariste connaîtrait le statut d’auteur ? Cependant, si le scénario était si étroitement lié au film qu’il traite, la publication de celui-ci n’annoncerait pas nécessairement une démarche de reconnaissance. En effet, « la forme livresque d’un scénario sert le plus souvent à mettre au premier plan non pas le texte, mais un film, sinon un cinéaste de renom. »17 Le scénario édité servirait alors à nouveau de prétexte pour le bien du film.

Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau

« Pourtant le scénario est peut-être autre chose qu’un ensemble de prescriptions normatives issues d’une institution sclérosée, autre chose qu’un passage obligé, un mal nécessaire, un tribut à payer à l’écriture par des hommes qui ne voudraient relever que de l’audiovisuel. Le scénario, c’est déjà aussi de la mise en scène ».18
Et ce, à juste titre car dans le travail de description et de découpage des scènes, il y a déjà une réflexion quant à la mise en scène apportée par le scénariste. Les descriptions participent ainsi à la construction de l’univers qui va être mis en images dans le film une fois réalisé. Qu’il s’agisse de définir le paysage, l’atmosphère générale d’une scène, l’attitude ou les émotions qui ressortent pour chaque personnage autant que leurs caractéristiques physiques, chaque élément dessine dans l’esprit du scénariste les premières images mentales de ce que pourrait être le film. De la même manière, le découpage séquentiel peut être représentatif d’un premier travail de montage et donc participe à la conception même de l’œuvre filmique.
Dans le scénario de La Belle et la Bête, la méthode se distingue de celle qui est prédominante aujourd’hui, c’est à dire la formule de scène pour centrer le lieu « INT/EXT. LIEU DE L’ACTION. JOUR/NUIT » suivie des descriptions et dialogues mais dénuée de toute descriptions techniques. Cocteau, lui, prend la liberté de définir chaque plan, certes par la description de l’action ainsi que par les dialogues, mais surtout par le type de cadrage utilisé ou par les mouvements de caméra présent ainsi qu’à travers des précisions sonores si besoin. Des libertés prises qui peuvent être liées à la méthode de travail de l’époque ou bien au double rôle scénariste-réalisateur que tient Cocteau. Ce dernier portant alors une attention toute particulière à la mise en scène et au rendu visuel de son scénario. Bien évidemment, le scénario à lui seul ne peut se suffire pour établir l’esthétique ou l’ambiance sonore. Ce sont les étapes du tournage et de la post-production qui vont participer à la conception finale du film. C’est justement en cela que l’on explique pourquoi le scénario n’est jamais considéré comme un objet autonome et se valant pour lui-même. Il retrouve ici son statut transitoire de préparatif à partir duquel va se construire le film. Et cette construction va parfois progresser au détriment du scénario qui n’a rien d’immuable en dépit de sa forme textuelle.

Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Extrait du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Un objet instable et malléable

Le scénario étant le premier maillon de la chaîne que constitue la création d’une œuvre cinématographique, il paraît illusoire de croire qu’il va rester intact tout du long. Au contraire, dès sa conception, le scénario fait l’objet de nombreuses réécritures, réadaptations et versions. La plus aboutie étant présentée aux producteurs. Dans le cas d’un refus, elle peut être de nouveau retravaillée par le scénariste qui tente de façonner au mieux l’histoire, les dialogues et l’approche pour proposer une meilleure version de son récit. Un refus auquel Jean Cocteau a d’abord dû faire face lorsqu’il a proposé son idée d’adaptation d’un conte de fée. Lequel était principalement dû à la violence et au sérieux du contexte français de l’époque, à savoir, la 2nde Guerre Mondiale. Le cinéaste a donc dû se battre pour faire valoir l’intérêt de ce film auquel il aspirait depuis déjà plusieurs années. Quand le scénario est finalement accepté et que la machine créatrice est lancée, le rôle du scénariste prend fin et débute pour lui une prise de recul nécessaire vis-à-vis de son œuvre car, à ce moment précis, il ne sait pas encore comment va évoluer son travail. Il ne le découvrira que bien plus tard, lorsque le film sera né et diffusé. Ainsi, comme le rappelle Gabrielle Tremblay en citant les travaux de Christian Biegalski :
« Du scénario au film, c’est une succession de métamorphoses et de transmutations qui mènent du rêve à sa visualisation et à son incarnation. C’est le passage de l’idéal (du fantasme) au réel, le passage du principe de plaisir de réalité »19.
Par-là, elle sous-entend l’impuissance devant laquelle peut se trouver l’équipe travaillant sur le film lorsqu’elle rencontre des contraintes techniques hasardeuses ou face aux diverses difficultés éprouvées au gré du tournage et qui peuvent justifier de changements, non volontaires dans ce cas, entre les deux phases du processus de création de l’œuvre. L’équipe technique devant alors rivaliser d’ingéniosité pour s’adapter en respectant au mieux la scène même si parfois, dans les cas les plus extrêmes, elle doit chambouler complètement certaines scènes, voire en supprimer. C’est notamment ce à quoi a dû faire face le cinéaste Jean Cocteau qui lui, étant à la fois scénariste et réalisateur, suivait l’élaboration de l’ensemble de son œuvre de l’écriture au tournage. Des difficultés qui, pour ce projet, étaient principalement dues aux contraintes financières et matérielles de l’époque mais aussi à cause des difficultés de santé au rythme duquel le tournage pouvait être amené à évoluer et s’adapter.

Du scénario au film

De manière générale en ce qui concerne la conception d’un film, « le scénariste fournit les plans d’une maison dont la construction finale lui échappe. Plusieurs scénaristes vraiment doués finiront par devenir réalisateurs, parce qu’ils veulent reprendre le contrôle » comme le rappelle le critique et scénariste Georges Privet20. En effet, dans ce cas de figure, le cinéaste peut suivre la progression de son œuvre tout du long et choisir de tenir son scénario au moment du tournage comme au montage. Il serait donc envisageable de penser que le scénario serait un support inébranlable, une référence que l’on suit scrupuleusement. Pourtant, il arrive souvent que les modifications résultent d’un choix avéré du cinéaste.
Dans le film de Cocteau, on remarque que les dialogues n’ont que peu changés entre le scénario et la version filmique finale, conservant ainsi toute l’authenticité du conte dont ils sont tirés de manière plutôt fidèle. En revanche, les modifications entre scénario et film comme objet final se retrouvent plutôt dans le déplacement des personnages, la manière de filmer certaines scènes et parfois quelques éléments du décor. Dans ce dernier cas de figure, il s’agit généralement non pas d’un choix mais d’une adaptation face aux aléas de tournage. Parmi les autres changements, on répertorie notamment l’heure du souper au cours de laquelle se retrouvent chaque jour les deux personnages qui passe de 9h, dans le scénario, à 7h dans le film. Un changement possiblement justifiable par un respect des conventions domestiques dans le choix final de l’horaire. En ce qui concerne le cadrage, un léger changement a été effectué au moment de découvrir le corps inconscient de Belle dans sa robe. Dans le scénario, il est dit que la caméra survolerait le corps une fois celle-ci déposée sur le lit par la Bête. Une manière de faire ressentir progressivement la découverte et l’admiration de la beauté de la jeune femme. Finalement, le cinéaste a opté pour un découpage plus audacieux et original du corps de Belle légèrement plus tôt, c’est-à-dire au moment où elle franchit la porte de sa chambre, évanouie dans les bras de la Bête. On observe alors la transition par une alternance des plans entre la robe classique de Belle et les différents détails de la magnifique robe que la Bête offre par magie à la belle inconsciente. L’admiration est cette fois spécifique au regard du spectateur et ne peut être confondu avec le regard de la Bête qui la porte et provoque cette transformation. Le public fait alors littéralement face au luxe dans lequel la « prisonnière » va être plongée par son hôte.
La Belle et la Bête de Jean CocteauUne manière de mettre en avant une première impression sur les intentions de la Bête, qui semblent donc bonnes, avant toutes les explications ayant lieu au moment du banquet du soir auquel est conviée Belle. D’ailleurs, pour ce qui est de cette scène, le scénario a subi quelques modifications dans le déplacement des personnages. En effet, dans la version finale du film, Belle reste assise à table, dos à la Bête tout en conservant une allure droite et fière pour cacher sa peur. Les déplacements sont effectués par la caméra qui suit la Bête dans ses déplacements près de la cheminée – elle se retrouve d’ailleurs face caméra et non de dos, laissant au spectateur la possibilité de voir dans son ensemble l’apparence de la Bête tandis qu’ils débattent sur les notions de beauté et de laideur puis d’humanité et de monstruosité – ou derrière le siège de la jeune femme. Ces dérives du scénario de base se présentent finalement comme une adaptation pour convenir davantage soit à ce que le cinéaste veut renvoyer au spectateur qui fait face à son œuvre, soit pour servir et appuyer le propos du conte, en particulier la question de l’apparence intérieure et extérieure d’un être, par l’utilisation de l’image ou du son. Et comme le dit Cocteau dans son journal de tournage, à force de travail d’équipe : « Ce que j’ai imaginé, je le vois. »21. C’est ainsi que le cinéaste travaille la question d’un récit en image. La création du scénario est ainsi une manière de poser ce qui est destiné à apparaître aux yeux du cinéaste par la suite. Mais il s’agit là du choix particulier du film de Cocteau, et ce, du fait qu’il soit à la fois le scénariste et le réalisateur de son œuvre. Dans le cas où scénariste et réalisateur sont deux personnes distinctes, bien souvent, le réalisateur peut ne prêter aucune attention aux détails de descriptions et de mise en scène apportés par le scénariste et poser sur l’histoire son propre regard esthétique et sonore. Si bien que la marge entre le scénario et le film peut soit être infime soit profondément se creuser.
« L’écriture scénaristique est souvent perçue comme une forme de préparation technique en vue d’un film à faire, alors que la création cinématographique s’effectuerait plutôt du côté de la réalisation d’une œuvre filmique. L’importance du scénario peut aussi être valorisée au moment de l’écriture et du développement d’un projet de film, cependant qu’on n’accorde que peu de crédit artistique à la forme textuelle scénaristique »22.
En effet, réservé au réalisateur, le titre de cinéaste – autrement dit le « véritable » auteur de l’œuvre – atteste d’une sorte de hiérarchisation quant aux métiers participant à la construction du film.

La double casquette de Cocteau

jean_cocteau_la_belle_et_la_bete_gallery_11Certains cinéastes choisissent donc d’assumer seuls ce binôme. C’est notamment le cas de Jean Cocteau. Lui-même étant scénariste et réalisateur, il est par conséquent censé correspondre au statut d’auteur qui est attendu même si La Belle et la Bête est une adaptation. En effet, on retrouve dans ce film un véritable travail personnel qui tend à montrer sa démarche d’appropriation du conte original à travers ses choix de mise en scène et dans les influences et références dont il s’inspire pour proposer une version unique et en accord avec son regard sur le conte de Mme Leprince de Beaumont. Pourtant, si l’on se réfère aux conditions spécifiques énoncées par Francis Vanoye : « premier temps, c’est la mise en scène qui  »fait » l’auteur, quelle que soit l’origine du scénario (…). Deuxième temps : le cinéaste doit écrire le scénario de son film (…). Troisième temps : le scénario doit être original, voire de caractère autobiographique »23, le statut d’artiste de Jean Cocteau en vient à être mis en cause. Or, à partir de quel moment peut-on qualifier une œuvre d’  »originale » ? D’autant plus dans le cas d’une adaptation qui, certes, trouve son origine d’après un support et un récit déjà existant mais qui possède aussi des partis pris, des réflexions et des choix propres au cinéaste qui l’adapte. Qui plus est, si on s’en tient à la définition d’« original », ce mot désigne un travail émanant de l’auteur ou qui se démarque par sa singularité et sa nouveauté. D’après cette vision, Cocteau peut de nouveau récupérer son statut d’auteur à l’exception du caractère autobiographique évoqué. Si bien que la condition d’auteur semble restreinte à une quantité très limitée de cinéastes, voire purement fermée au statut de « simple » scénariste. Il serait donc peut- être plus réaliste et valorisant d’employer plutôt la notion de créateur, moins ambivalente et source de polémiques que le terme d’« auteur », pour revaloriser et mettre en avant les métiers artistiques travaillant sur le projet filmique mais délaissés face à une pensée auteuriste du réalisateur encore prédominante à l’heure actuelle.

Conclusion

Le scénario s’avère être un travail intermédiaire entre le conte et le film. Par définition, l’adaptation doit connaître une certaine évolution et transformation entre les deux supports. Dans le cas contraire, c’est la notion même d’adaptation qui est contredite. Et généralement, c’est la différence d’appréhension du public, littéraire d’une part et spectatorielle de l’autre, qui est à l’origine des divergences d’opinions vis-à-vis d’une adaptation cinématographique. Car le fait de traduire un écrit à travers le dispositif qu’est le cinéma revient à établir une « grammaire » différente et donc, par essence, à changer. Le texte, n’étant que littéraire, ne pourra jamais être purement retranscrit tel quel puisque le cinéma est composé d’images, de sons et de textes.

Page finale du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau
Page finale du scénario de La Belle et la Bête de Cocteau

Le scénario a donc du mal à trouver sa place. Pour Cocteau, il s’agit d’une sorte d’écriture par l’image et qui pourrait alors apparaître comme étant un genre littéraire spécifique au cinéma. Mais, à ce sujet, deux courants s’opposent et rendent difficile la définition du rôle du scénario : possible genre littéraire pour certains, une sorte de réticence vis-à-vis du littéraire l’en écarte et le ramène à sa fonction d’objet textuel logistique pour d’autres. Il est également, comme le montre parfaitement la structure du scénario de Jean Cocteau, le lieu d’une pré-mise en scène de l’œuvre. A travers les notes définissants le cadrage des plans ou encore les futurs effets de montages qui seront apportés, le cinéaste façonne à l’avance une première image du film qu’il veut voir. Mais au lieu d’être reconnu, il est perçu comme un brouillon inévitablement amené à changer tout au long du processus de création du film. Le tournage étant le théâtre de contre-temps ou réflexions qui lui donneront, avec le montage, le dernier mot quoi qu’il arrive. 
Ce n’est pas parce que le scénario est un objet malléable qu’il doit être oublié ou réduit à une simple mission logistique. En effet, qu’il s’agisse d’une œuvre originale ou d’une adaptation, le scénariste préétablit une certaine mise en scène à travers la description. Mais tout ce travail semble, en particulier en France, mit à l’écart au profit d’une volonté d’auteur unique ; un paradoxe pour un art du collectif et de la diversité.

Un autre cas sur la question de l’adaptation pourrait être celle d’Edward aux mains d’argent et sa référence au conte de La Belle et la Bête. La scénariste Caroline Thompson, qui s’est d’ailleurs spécialisée dans les contes, et le cinéaste, Tim Burton, ont travaillé ensemble à la création de ce film. Une configuration qui permettrait de creuser davantage la question de la multiplicité des auteurs dans le processus de création cinématographique. Dans la même idée, Edward aux mains d’argent permet également d’ouvrir la question du « conte cinématographique », qui pourrait être défini comme une histoire originale écrite par un scénariste et qui suit la structure et les codes caractérisant le style littéraire du conte. Ici, Edward aux mains d’argent correspond parfaitement à cette définition, et ce, dès le début du film avec son « Il était une fois… » prononcé par la grand-mère à sa petite fille et annonçant le début du conte : le récit de sa jeunesse et de sa rencontre avec Edward, un « monstre » au grand cœur qui est à l’origine de la neige dans leur ville. Un conte entre critique sociale et sociétale réaliste et la naissance d’un personnage fantastique empli d’étrangeté « qui surprend et suscite l’intérêt, avant de provoquer l’engouement puis la haine, (et qui) ne paraît à aucun moment improbable aux personnages puisque nous sommes dans l’univers du conte. »24
Au-delà de la simple adaptation, le conte offre aussi la possibilité de se construire sur différents supports. Ses codes archétypaux et sa structure méthodique pouvant être reprise pour créer des histoires dans toutes sortes de domaines artistiques. Une particularité certainement due à son origine orale et qui serait l’occasion de pousser davantage la réflexion autour d’une certaine écriture du conte à l’écran.

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1 VANOYE, Francis, L’adaptation littéraire au cinéma, Paris, Ed. Armand Colin, 2011, p.31.
2 ibid. p.88.
3 ibid. p.52.
4 ibid. p.32-33.
5 COCTEAU, Jean, Journal d’un film, Paris, éd. J.B. Janin, 1946.
6 VANOYE, Francis, Scénario modèles, modèles de scénarios, op.cit. p.135.
7 ibid, p.9.
8 FERREIRA DE OLIVEIRA, L’adaptation littéraire au cinéma : une vie des œuvres, CIEP, 21 septembre 2013
9 GRAVEL, Jean-Philippe, « Conte et cinéma : dans l’abîme du rêve » in Ciné-Bulles, vol.28, n°1, 2010, p.46-49.
10 VANOYE, Francis, L‘adaptation littéraire au cinéma, op.cit. p.87.
11 ibid. p.140.
12 ibid. p.73-76.
13 ibid. p.41.
14 COCTEAU, Jean, op.cit.
15 TREMBLAY, Gabrielle, Scénario et scénariste, Ed. LettMotif , 25 août 2015, p.23.
16 ibid. p.26.
17 ibid. p.43.
18 VANOYE, Francis, Scénario modèles, modèles de scénarios, op. cit. p.12
19 TREMBLAY, Gabrielle, Scénario et scénariste, op. cit.
20 BORDELEAU, Francine, « Littérature et cinéma, les mots pour le montrer », Lettres québécoises : la revue de l’actualité littéraire, n° 109, 2003, p.19.
21 COCTEAU, Jean, op.cit.
22 TREMBLAY, Gabrielle, op.cit, p.67.
23 VANOYE, Francis, L’adaptation littéraire au cinéma, op. cit. p.18.
24 BOURGUIGNON, Thomas, « Edward l’Ermite – Edward aux mains d’argent », in Positif – Revue mensuelle de cinéma, Juin 1991, International Index to Performing Arts Full Texte, p.8.