A Blind Legend, l’immersion par le son

Fin 2015, le studio DoWiNo sort A Blind Legend, premier jeu vidéo à utiliser la technique du son binaural sans l’appui d’images. Pierre-Alain Gagne nous raconte le développement du projet.

A blind legend

Sorti le 6 octobre 2015 et développé par le studio DoWiNo, A Blind Legend est un jeu vidéo qui a la particularité de se jouer au son. Aucun graphisme dans ce jeu d’action-aventure, premier à s’appuyer entièrement sur la technique du son binaural. Une expérience immersive qui devrait fasciner les conteurs d’histoires…
Nous avons rencontré Pierre-Alain Gagne, le co-fondateur du studio DoWiNo, qui a répondu à nos questions sur le développement du jeu.


A l’origine…

Beaucoup d’entre nous ont découvert le son binaural avec la vidéo du Virtual Barber Shop. L’expérience était amusante et vaguement angoissante. « Nordine Ghachi, notre directeur créatif, a été bluffé par cette expérience », raconte Pierre-Alain Gagne. « Il s’est dit que si on parvenait à localiser les sons aussi finement dans l’espace, on devrait être capables de faire un jeu vidéo sans images. Il était possible de suivre un son très précisément, éviter des obstacles, se localiser dans un environnement… Mais à l’époque, ce n’était pas possible technologiquement.
Quand on a créé DoWiNo, on a constaté que le jeu vidéo était l’une des premières industries culturelles mondiales, et que contrairement aux autres -les livres, le cinéma, les documentaires…- il était très peu utilisé pour des causes sociales. En l’occurrence, très peu accessible aux non-voyants. Il y a des livres en braille, il y a l’audio-description, mais pour le jeu vidéo, il n’y avait quasiment rien, ou alors des choses assez peu ambitieuses : des démineurs, des jeux de cartes… On se disait qu’il y avait quelque chose à faire sur ce secteur-là.

 

BL_artwork_HD_04D’un autre côté, on ne voulait pas faire quelque chose de spécifique pour les non-voyants, mais une vraie expérience immersive et sensorielle pour les joueurs traditionnels. C’était l’autre constat qu’on avait fait : l’industrie du jeu vidéo avait tendance à se regrouper, et à être moins créative qu’elle avait pu l’être dans les années 90. Elle faisait régulièrement des réutilisations de concepts existants, avec des licences à rallonge. On s’est dit qu’il y avait certainement quelque chose à faire pour satisfaire les gamers un peu frustrés par ce manque de créativité.

Dès le début, on a contacté des personnes déficientes visuelles, des connaissances et des associations, pour avoir leur avis, ne serait-ce que sur l’idée. On s’était bien dit que s’il n’existait pas de jeux comme celui-ci, c’est qu’il devait y avoir une raison. Ils ont trouvé l’idée géniale. On les a fait venir plus tard pour qu’ils nous montrent comment ils se servaient de leur smartphone, parce qu’on en savait rien… Petit à petit, on a construit le projet avec ces associations-là, et les non-voyants que l’on avait fédérés à la communauté.

Ils ont participé au développement dès le début, aux phases de questionnements. On a fait des sondages pour demander leur avis sur des scénarios, sur des éléments de caractéristiques d’ennemis… Pour tester aussi les prototypes, la version alpha, la version beta. On avait des retours à la fois de gamers voyants et non-voyants, et on pouvait ainsi adapter le projet aux deux publics.

Extrait du scénario de "A blind legend"
Extrait du scénario de « A Blind Legend »

Avant nous, il y a eu Papa Sangre. C’était une expérience qui utilisait aussi le son binaural. Mais ils n’ont pas du tout joué la carte « accessible aux non-voyants », ils ont joué la carte « expérience immersive ». Du coup, il y avait quand même une interface visuelle. Ils le proposaient uniquement en anglais, sur Ios, et payant… Et puis c’était un survival horror. C’était très bien conçu, et ça se rapprochait bien de ce qu’on voulait faire, mais c’est un type de jeu très spécifique. On est uniquement dans l’orientation, et on doit sortir d’un labyrinthe. Nous, on voulait qu’il y ait beaucoup plus d’interactions, parce que pour nous, le jeu vidéo c’est surtout l’interaction. Il faut que ce soit un peu frénétique…

Forcément, notre projet a interpellé beaucoup de gens, et ce n’est pas impossible que des choses sortent dans la même lignée ces prochaines années. En tout cas, c’est ce qu’on espère. Si des jeux de qualité accessibles aux non-voyants sont produits, ce sera un bien pour tout le monde. Il ne faut pas être clivant par rapport à ça, il faut dire que c’est accessible à tous : voyants et non-voyants. »

Le studio DoWiNo a bénéficié pour le développement du jeu du soutien d’une communauté, qui les a notamment aidés à réunir 40.000 euros. Une communauté qui a suivi la production de A Blind Legend et participé directement à certaines des étapes de sa création.

Le développement

« Le développement a été compliqué parce qu’on n’avait pas de référentiel. L’écriture du scénario, le développement, le level design, le gamedesign… On faisait, on refaisait quand ça ne marchait pas. On était plutôt bons sur le gamedesign dès le début, mais pour le reste, il a fallu tâtonner. Même sur la communication ! Comment on fait de la communication sur les réseaux sociaux si on ne peut pas proposer de visuel ? Du coup, on en a quand même fait un qu’on a utilisé à toutes les sauces… Mais il fallait que la publication soit accessible aux personnes non voyantes, il fallait que tous nos sites le soient aussi, que tout soit pensé à chaque fois sous cet angle. Comment on fait un trailer quand on a pas d’images ? 

Les voix ont été enregistrées à la Maison de la Radio. Le projet est co-produit par Radio France, France Culture. Co-produit au sens littéral du terme : ils ont mis la main à la pâte en nous prêtant les studios, en proposant un réalisateur qui a fait le casting des acteurs, qui les a dirigés pendant l’enregistrement, avec Jérôme, notre directeur artistique. Ça a duré cinq jours, assez intenses.

Enregistrement dans les studios de Radio France
Enregistrement dans les studios de Radio France

Radio France ne finançait que la version française. Pour la version anglaise, on a enregistré avec le studio son Miroslaw Pilon.
Chaque acteur passait seul à l’enregistrement, puis en face à face pour certaines phases de dialogues, afin que le rendu soit le plus réaliste possible.
Il y a eu aussi une demie-journée où on a sollicité nos contributeurs Ulule, pour qu’ils viennent enregistrer les scènes de foule. C’est compliqué de faire des scènes de foule à quatre ou cinq, on s’en est rendus compte la A blind legend enregistrement2veille… Il nous manquait une foule, notamment pour les scènes de marché. On s’est dit qu’on allait demander à la communauté, mais que ça n’allait pas marcher. En une heure, on avait 15 personnes qui étaient disponibles le lendemain sur Paris, un 8 mai…

Les bruitages viennent en grande partie d’une banque de sons. Tabaskko nous a fourni ces sons en mono, et on les plaçait ensuite dans un moteur en 3D. Au lieu de placer un visuel de cheval, on plaçait un son de cheval… Des algorithmes calculent et « binauralisent » le son. Quand on bouge dans le jeu, le son bouge aussi. C’est le moteur du jeu qui traite ça en temps réel. »

A blind legend work in progress

L’expérience de jeu

Dès l’installation de l’application, des battements de cœur -qui seront bientôt les nôtres- nous cognent aux oreilles. Une voix robotique nous indique le pourcentage de données téléchargées « 10%… 20%… ».

« Vous incarnez Edouard Blake, un chevalier aveugle. Pour retrouver votre femme, kidnappée par l’infâme Thork, il vous faudra affronter de nombreux obstacles. Heureusement, votre fille Louise est là pour vous guider… »

L'écran du jeu sur IPhone
L’écran du jeu sur IPhone

C’est le pitch du jeu, dans lequel on reconnaît déjà les codes du médiéval fantastique. « On est restés sur des choses auxquelles on pouvait se raccrocher, notamment pour l’univers et le scénario. On savait qu’il y aurait de toute façon d’autres types de complications. On est donc partis sur un univers ultra classique, médiéval, pas loin de l’heroic fantasy, parce qu’on sait que les gens aiment ça et qu’ils vont pouvoir le visualiser. »

Pendant les premières minutes de jeu, l’incontournable tutoriel nous explique comment avancer et tourner. Les commandes sont simples et s’activent par un glissement de doigt sur l’écran. Louise, la fille d’Edouard Blake, est toujours là, nous rappelant comment la rejoindre. Elle nous guide ainsi étape par étape.

L’immersion fonctionne dès la première séquence. Nous sommes sur une place de marché. Une charrette traverse les lieux -ou plutôt, elle traverse le paysage sonore, de droite à gauche. Un chien aboie, des gens discutent, on distingue des chants d’oiseaux et des bruits de basse-cour. Puis on assiste à l’enlèvement de Caroline, la femme de Blake. On se serait bien attardés encore un peu sur cette place, s’il ne fallait passer tout de suite à l’action. Car, comme dans tout bon jeu d’aventures, nous recevons bientôt une arme.

Le premier ennemi est une rangée de ronces; un moyen plutôt rassurant de tester l’efficacité de son épée tout juste sortie de la forge. Pour les combats, il faudra faire confiance à son ouïe : repérer l’ennemi, et glisser le doigt en travers de l’écran, pour frapper dans la bonne direction.
Le hurlement d’un loup nous rappelle que nous sommes en territoire hostile. Après une course dans la forêt, Louise nous guide à l’abri d’une grotte. Sa voix résonne; à l’extérieur, l’orage gronde sourdement.
A aucun moment au cours du jeu, nous ne disposerons d’informations ou de descriptions audio de ce qui se déroule autour de nous. L’environnement comme les créatures sont laissées à l’imagination du joueur. L’un des combats contre un monstre évoluant sous l’eau, grondant, cliquetant, fait naître les images d’un Leviathan ou d’un autre dragon des mers. Le jeu a en effet cette particularité de mettre en relief les influences iconiques dont nous sommes nourris…

L’effet de surprise que produit le son binaural pendant les premières minutes de jeu ne s’atténue pas. On résisterait mal à la tentation de se balader dans ces univers sonores admirablement recréés, si la voix de Louise ne nous rappelait pas constamment qu’il faut la suivre, et continuer l’aventure.

L’univers n’a pas de limites dans A Blind Legend, puisque l’image n’existe pas. Je ne saurais que conseiller de fermer les yeux, ou de s’enfermer dans une pièce sombre, pour profiter pleinement de cette expérience immersive : la création complète d’un univers, sans autre base que l’ouïe. Une affaire d’imagination, encore une fois, où le joueur tient la place du créateur.
Car pas d’immersion sans imagination. Ici, sans trop d’efforts, le joueur visualisera la forêt, la rivière qu’il traverse, l’atelier du forgeron. Habitué à découvrir des environnements de plus en plus travaillés graphiquement, et de plus en plus ouverts dans les jeux traditionnels, le joueur voyant pourra être perturbé par le conflit entre son environnement immédiat (sa chambre, son bureau, son salon…) et les sons du jeu. Mais à la différence du casque en réalité virtuelle, pas de conflit avec le cerveau, et pas de nausée… Il suffit de fermer les yeux pour passer de l’autre côté.

A suivre…

Le studio DoWiNo travaille en ce moment au développement de Smokitten, un jeu pour arrêter de fumer. « Les sons binauraux ont une certaine fréquence, particulière, qui s’appelle « binaural bits », qui stimulent à la fois la relaxation, la stimulation et l’apprentissage. Ça a été prouvé par des études. Quand on écoute des « binaural bits », on est dans un état plus favorable à l’apprentissage. C’est très intéressant pour nous de réutiliser ça. Cela fait partie de nos prochaines réflexions…« 

Pour aller plus loin sur l’utilisation du son dans les jeux vidéo, je vous invite à lire cet excellent article de Pierre Ropert.

Merci à Pierre-Alain Gagne pour l’entretien.
Propos recueillis par Sarah Beaulieu.